La psychologue Christine Mohr et le biologiste Alexandre Roulin, professeurs à l’UNIL, publient en commun un ouvrage consacré à l’effraie des clochers. Un récit qui, au gré des allers-retours entre anecdotes de terrain et découvertes scientifiques, tisse des liens entre l’humain et l’animal.
Dix «leçons» de vie en dix chapitres, c’est le menu de Ma vie de chouette, paru le 5 juin 2024 aux éditions La Salamandre. Corédigé par la psychologue Christine Mohr et l’ornithologue Alexandre Roulin, le livre évoque bien sûr la biologie de ce rapace nocturne, mais pas seulement: du haut d’une échelle, dans les sous-sols d’un musée anglais ou à l’occasion d’un concert manqué de Krokus, on s’immerge aussi dans la vie du chercheur. Ses rêves, ses espoirs, ses déboires.
Biographie de la recherche
Chacune des dix «leçons» débute par une tranche de vie: une expérience vécue, une anecdote de terrain. Ces passages rendent compte des quarante ans de travail qu’Alexandre Roulin, professeur à la Faculté de biologie et de médecine, a consacré à l’effraie des clochers. En témoignent les chiffres vertigineux égrenés au fil des pages. Il commence à collecter des pelotes de réjection en 1986, alors qu’il est encore dessinateur en génie civil. Devenu professeur d’université, il a au total identifié quelque 235'000 proies avalées par des chouettes en dépiautant 78'330 pelotes, mesuré 11'103 volatiles empaillés dans 155 musées d’histoire naturelle, collecté 500 millions de localisations géographiques issues de GPS accrochés sur des rapaces, prélevé une à une, pipette après pipette, 3545 mouches parasitant le plumage des oiseaux. Plus qu’un simple livre sur l’effraie, le récit relève presque de l’épopée scientifique, voire de l’autobiographie. Tant le destin de l’homme est lié à celui de l’animal.
Rédigés à la première personne, les témoignages œuvrent tels des fenêtres sur la science, ouvrant chacun sur un aspect différent de la vie des chouettes. Dans un style décontracté, parfois humoristique, on découvre ainsi tour à tour comment et pourquoi l’apparence de ces volatiles varie fortement à travers le globe, la manière dont ils ont recolonisé l’Europe après la dernière glaciation, les parasites qui les chicanent et les combines pour limiter les désagréments, leurs stratégies de chasse (les soirs de pleine lune, les effraies blanches tirent profit de leur couleur pour tétaniser les campagnols et les attraper plus facilement!), ainsi que leur vie sentimentale. L’occasion d’entrer dans l’intimité de ces oiseaux: technique de drague, divorce, adultère, ménage à trois, répartition des tâches ménagères, nuits torrides – en période de reproduction, les tourtereaux batifolent jusqu’à septante fois en vingt-quatre heures!
Un nom qui en dit long
Le premier chapitre du livre, consacré aux superstitions, fait le pont entre les deux auteurs de l’ouvrage. Lui, biologiste, a dédié sa carrière à l’effraie. Quant à Christine Mohr, psychologue au Laboratoire d'étude des processus de régulation cognitive et affective de la Faculté des sciences sociales et politiques, elle se penche sur les croyances paranormales. Ensemble, depuis près de cinq ans, ils tentent de décrypter les sentiments et attitudes humains à l’égard des chouettes et des hiboux et la manière dont ces perceptions, rarement neutres, impactent la conservation des espèces (pour en savoir plus: lire l’actualité et écouter le podcast RTS Le Point J, dès 09:23).
Ces animaux renvoient en effet à un imaginaire aussi riche qu’ambivalent. Ils sont à la fois symboles de sagesse mais, notamment à cause de leur mode de vie nocturne et de leur apparence fantomatique, annonciateurs de mort ou de malheur. Le terme «strigiformes» (qui regroupe les chouettes et hiboux) a d’ailleurs pour origine la stryge dans l’Antiquité romaine, une femme à tête de hibou suçant le sang d’enfants et dévorant leurs entrailles… Si, aujourd’hui, ces volatiles ont relativement bonne presse dans nos contrées, il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a quelques décennies à peine, ils étaient encore cloués aux portes des églises et des granges pour chasser le démon et conjurer le mauvais sort.
Les deux scientifiques étudient actuellement ces perceptions et croyances, qu’elles soient positives ou négatives, pour comprendre comment elles varient en fonction de critères géographiques, culturels ou individuels (par exemple l’âge, le genre, les traits de personnalité). L’enquête en ligne, toujours en cours et désormais traduite en 42 langues, a déjà permis de récolter des données dans près de 150 pays. L’analyse récente pour la Suisse, qui sera publiée dans la revue Nos Oiseaux cette année, révèle par exemple que les personnes plutôt jeunes, ne se considérant pas comme des «personnes de la nature», n’ayant jamais vu de chouettes ou de hiboux en liberté et ne possédant pas d’animaux de compagnie ont davantage tendance à éprouver des sentiments négatifs face à ces rapaces nocturnes… Sauf si elles ont lu Harry Potter. Chapeau bas, Hedwige!
> Participer à l’étude «La chouette et vous» (environ 5 minutes)
La puce et la tisserande
C’est de leur collaboration et d’une volonté affichée d’interdisciplinarité qu’est né Ma vie de chouette. L’ouvrage a nécessité cinq ans de travail: sa conceptualisation et sa rédaction se sont faites non pas à quatre mains, «mais plutôt à deux mains et deux cerveaux puisque tout a été pensé, créé et écrit à deux. Nous ne nous sommes pas réparti les chapitres mais avons travaillé "en ping pong", comme toujours», souligne Alexandre Roulin. «Tout en mettant à profit nos différences, complète Christine Mohr. Alexandre est l’architecte qui pose les bases et moi l’architecte d’intérieur qui agence, affine. Lui, la puce qui saute d’une idée à l’autre. Moi, la tisserande qui harmonise l’ensemble». Une complémentarité qui semble porter ses fruits puisque le duo a déjà plusieurs autres ouvrages en préparation: un livre grand format enrichi de dessins et de photos qui paraîtra en 2026 en allemand aux éditions Haupt, un roman prévu pour fin 2024, une BD et, enfin, un ouvrage valorisant les expériences vécues au Moyen-Orient dans le cadre du projet Des chouettes pour la paix.