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Des chercheuses du Département d’écologie et évolution de l’UNIL révèlent l’existence de traditions sociales chez les singes vervets. Les travaux sont parus le 19 décembre 2023 dans «iScience».
Les mésanges anglaises ont appris les unes des autres à percer l’opercule des bouteilles de lait déposées sur les pas de porte. Sur l’île de Koshima, les macaques japonais se sont mis à laver les patates douces pour les débarrasser du sable. Le règne animal recèle d’exemples de coutumes liées à la nourriture, à l’utilisation d’outils ou à des techniques de chasse qui se sont diffusées au sein de communautés spécifiques. Cependant, peu de traditions de type social, autrement dit sur la façon dont les individus interagissent les uns avec les autres, ont été décrites. Une étude dirigée par Erica van de Waal, professeure assistante au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, et Charlotte Canteloup, ancienne postdoctorante au DEE, documente précisément l’existence de mœurs qui se transmettent sous influence sociale au sein de trois groupes de singes vervets d’une même population.
L’équipe d’Erica van de Waal se penche, depuis près de quinze ans, sur les capacités cognitives et sociales de ces primates dans le cadre du «INkawu Vervet Project», initié par la professeure. Sur le terrain, en Afrique du Sud, des biologistes suivent quotidiennement les animaux, identifient chacun d’entre eux, les observent et répertorient leurs comportements. Ceux-ci peuvent être affiliatifs (attitudes sociales dites «positives»), par exemple du temps passé assis côte à côte ou à jouer ensemble, des contacts corporels et de l’épouillage, aussi appelé toilettage social. Ou agonistiques, tels des conflits, des menaces ou des agressions.
Génétique et environnement hors de cause
Première auteure de l’étude et ancienne étudiante de master sous la supervision d’Erica van de Waal et Charlotte Canteloup, Elena Kerjean a analysé 84’702 interactions sociales impliquant 247 singes entre 2012 et 2020. Puis, elle a calculé un indice de socialité estimant la propension des individus à être plutôt affiliatifs ou agonistiques, un indice mesurant la réciprocité du toilettage et un indice quantifiant les comportements sociaux entre membres d’une même famille.
«Les résultats montrent que l’un des trois groupes, appelé AK, était globalement plus affiliatif que les deux autres, et que les épouillages y étaient davantage rendus, mutuels. Ce, tout au long des neuf années d’étude», livre Charlotte Canteloup, désormais chargée de recherche au CNRS et à l’Université de Strasbourg. Cette observation était indépendante des variations socio-démographiques entre les trois clans, notamment le sexe-ratio, le nombre et l’âge des individus. «De plus, ces variations de socialité ne s’expliquent pas par des différences écologiques et génétiques, car les trois communautés partagent un habitat très similaire avec des territoires se chevauchant et le flux génétique est assuré par les mouvements des mâles entre groupes. Tout cela suggère fortement une origine sociale à ces différences», complète Elena Kerjean.
Selon les chercheuses, les membres de AK auraient développé une «tradition sociale» plus affiliative, et cela sous influence sociale de la communauté ou de certains individus clés. «Les singes pourraient ainsi se conduire comme les autres par un processus de mimétisme comportemental agissant comme une glue sociale», suggère Charlotte Canteloup.
Les mâles embrassent les habitudes de leur nouveau chez-eux
Fait intéressant et étonnant d’après les auteures: certains animaux – en l’occurrence six mâles adultes qui ont migré chez leurs voisins – ont adapté leur comportement à celui de leur nouveau foyer. Ainsi, ceux qui ont quitté le groupe le plus social pour intégrer l’un des deux autres sont devenus moins sociaux. Et inversement.
Dans une précédente étude (lire l’actualité), l’équipe s’était penchée sur la manière dont une nouvelle habitude alimentaire se diffuse et se maintient chez les singes vervets. «Nous avions découvert que les mâles abandonnaient leur préférence initiale pour une nourriture et se conformaient à la norme alimentaire locale de leur nouvelle communauté. Cette fois-ci, nous montrons que cette conformité peut s’étendre aux comportements sociaux, ce qui n’avait encore jamais été rapporté», commente Erica van de Waal.
Plus globalement, les recherches publiées dans iScience contribuent à une meilleure connaissance des traditions des singes vervets à l’état naturel, bien moins étudiées et documentées que celles des grands singes comme les chimpanzés. «Les cultures des primates sont constituées d’une plus grande variété de mœurs que ce que l’on croyait il y a encore quelques années. Plus la recherche avance et plus on découvre que des comportements sociaux «basiques» et universels chez les singes, tels que le jeu, les contacts corporels et l’épouillage, forment le socle des cultures», conclut Charlotte Canteloup.