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Lorsqu’il s’agit de trouver un moyen de consommer un aliment inconnu, les primates copient leurs congénères qui s’en sortent le mieux. Surtout si ceux-ci sont issus d’un rang social supérieur. Une étude à ce sujet, codirigée par Erica van de Waal au Département d’écologie et évolution de l’UNIL, a été publiée le 18 mai 2021 dans la revue «Scientific Reports».
Depuis plus de quinze ans, Erica van de Waal étudie les primates dans leur milieu naturel, les singes vervets (Chlorocebus pygerythrus) en particulier. Cette espèce, issue de la même famille que les babouins et les macaques, vit dans l’est et le sud du continent africain. En 2010, l’actuelle professeure assistante au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL a fondé le «Inkawu Vervet Project», consacré à l’étude de l’écologie, des comportements et de l’évolution cognitive des singes vervets de la réserve de Mawana, en Afrique du Sud.
Cacahuètes au menu
À l’occasion d’une recherche menée dans le cadre de ce projet et parue le 18 mai 2021 dans Scientific Reports, l’équipe du DEE montre comment l’apprentissage est influencé par l’observation des autres au cours du temps. Plus particulièrement, les travaux dévoilent la manière dont une nouvelle habitude alimentaire se diffuse et se maintient au sein de communautés de singes sauvages.
Première auteure de l’étude et postdoctorante sous la direction d’Erica van de Waal, la DreSc. Charlotte Canteloup a réalisé une expérience au sein de deux groupes d’animaux, sur le terrain en Afrique du Sud. À une dizaine de reprises sur une période de quatre mois, la chercheuse a proposé aux primates des bacs remplis d’un aliment qui leur était totalement inconnu: des cacahuètes dans leur coquille.
Grâce à une étude fine, image par image, des enregistrements vidéos, la biologiste a constaté qu’à la fin de l’expérience, les trois-quarts environ des individus du premier groupe et la moitié du second consommaient cette nourriture inédite et à haute valeur nutritive. Ceci, grâce à trois techniques distinctes d’extraction: la plus commune consistait à saisir les fruits à l’horizontale et à casser la coque au milieu, à l’aide de la bouche. La seconde était de s’emparer des arachides à la verticale et de croquer la coquille sur l’extrémité. Le troisième mode opératoire revenait à fendre l’enveloppe des cacahuètes avec les mains.
L’analyse statistique des données extraites des films, effectuée en collaboration avec le DrSc. Brendan Barrett, de l’Institut Max Planck de Constance, en Allemagne, a ensuite permis de comprendre comment ces trois méthodes se diffusent à travers les communautés de singes.
Copier le plus efficace, surtout s’il est socialement supérieur
Les résultats montrent que les animaux ont appris les uns des autres (plus que de leurs expérimentations individuelles) comment ouvrir la coquille et en extraire la cacahuète. Mais selon quels critères? Les singes vervets copient-ils plutôt les membres de leur famille? Les aînés? Les femelles ou les mâles? «La grande force de la méthode de modélisation statistique que nous avons utilisée est qu’elle permet de tester plusieurs biais simultanément pour comprendre lequel a la plus grande influence sur la transmission du savoir», explique Charlotte Canteloup. En réalité, les animaux n’ont pas tous choisi la même technique. Après avoir regardé ses congénères, chacun a adopté la méthode qui, selon ses propres expériences personnelles récentes et passées ainsi que ses observations, s’avérait la plus efficace pour accéder à l’aliment. Les singes adoptent par ailleurs de préférence le mode opératoire utilisé par les individus hiérarchiquement supérieurs.
Lors d’une précédente étude, l’équipe avait déjà montré que les innovations se transmettent des individus ayant un haut rang social vers ceux ayant un bas rang social. En d’autres termes, les leaders constituent un modèle pour la transmission des savoirs chez les primates sauvages. Les travaux actuels vont plus loin et suggèrent que, même après avoir appris à ouvrir les cacahuètes, les animaux continuent d’être très influencés par les comportements des autres et ne se reposent pas exclusivement sur leur savoir personnel. «Ceci nous a surprises, souligne Charlotte Canteloup. D’autant plus qu’il s’agit ici d’une tâche très simple de traitement de la nourriture.»
Apprentissage social et émergence de traditions
Plus généralement, ces résultats pourraient expliquer comment les habitudes alimentaires se diffusent chez les singes. Selon les chercheuses, de telles stratégies d’apprentissage social – adopter la technique la plus efficace utilisée par les autres, et particulièrement par ceux hiérarchiquement supérieurs – pourraient être à l’origine de traditions comportementales, en l’occurrence ici alimentaires.
«Les biais de prestige et d’efficacité, qui sont bien connus chez l’humain, se retrouvent donc aussi chez des petits singes africains dans leur milieu naturel, complète Erica van de Waal. Ces découvertes ouvrent de nouvelles pistes pour mieux comprendre l’origine évolutive de l’apprentissage social chez les primates.»
Influence des migrants
L’équipe a réitéré l’expérience des cacahuètes dans trois autres populations de singes vervets et analyse actuellement les données. Étonnamment, dans ces nouveaux groupes, ainsi que dans l’un de ceux de l’étude publiée dans Scientific Reports, les individus innovateurs étaient tous des mâles venus d’autres communautés. «Nos recherches du moment se focalisent sur cette question des migrants. Ceux-ci agissent comme potentiels vecteurs de connaissances entre groupes de primates voisins et pourraient être à l’origine de l’émergence de nouvelles cultures», indique Erica van de Waal. Ce projet, baptisé «Knowledge Moves», est financé par un «ERC Starting Grant» du Conseil européen de la recherche.