Le biogéographe et modélisateur, qui a fait des Alpes vaudoises son laboratoire à ciel ouvert, travaille à l’évaluation des effets des changements globaux sur la biodiversité et les écosystèmes. Le chercheur multiplie les projets, dans une approche de plus en plus axée vers la conservation. Rencontre.
Il fait chaud, très chaud en ce mois de juin. Au point qu’avec Antoine Guisan, on fuit les bureaux surchauffés pour se réfugier sur une terrasse ombragée. C’est ce qu’on appelle une bonne entrée en matière : le professeur ordinaire de l’UNIL, qui partage son temps entre la Faculté de biologie et de médecine (FBM) et la Faculté des géosciences et de l’environnement (FGSE), est en fer de lance, à Lausanne, de la réflexion sur les effets des changements climatiques et des autres effets globaux sur la biodiversité.
Anciennement expert du GIEC et plus récemment expert de l’IPBES – l’autre panel intergouvernemental qui travaille plus spécifiquement sur la biodiversité -, il faisait partie des scientifiques conviés à Berne, le 2 mai, pour débattre de la double crise du climat et de la biodiversité devant les parlementaires. Et il est un des protagonistes de l’article majeur, publié le 2 juin dans Science, démontrant le « verdissement » des Alpes, et repris un peu partout en Europe et dans le monde. Cerise sur le gâteau, il a été récompensé le 5 juin par la Société internationale de biogéographie – discipline qui s’intéresse à la géographie du vivant – pour ses avancées théoriques et méthodologiques quant à la compréhension et à la prédiction des distributions d'espèces et des communautés.
Un prix qu’il n’est pas allé chercher à Vancouver, parce qu’il ne voulait pas prendre l’avion. Question de cohérence.
Lui qui admet ne pas être fan des paillasses de laboratoire, il partage son temps entre l’ordinateur, les bases de données, les modélisations à l’aide de puissants clusters informatiques, et son cher terrain : les Alpes vaudoises, leur faune et leur flore. C’est son labo à lui, son labo « outdoor » qu’il arpente avec son équipe depuis une vingtaine d’années : « On connaît aujourd’hui bien ce système, on a collecté beaucoup de données : sur les plantes, les insectes, les chauves-souris, les microorganismes du sol. Nous avons d’autres récoltes en cours : l’une concerne encore les sols, mais cette fois avec une approche génétique plus large permettant aussi l’identification de gènes spécifiques et de leurs fonctions ; l’autre concerne les micro-mammifères. » De quoi échafauder, en s’appuyant sur les ressources du High Power Computing de l’UNIL, des modèles prédictifs de distribution spatiale des espèces et des communautés, avec une précision de 25 mètres ou moins !
De quoi aussi construire des scénarios d’évolution future, afin de prévoir l’impact que le changement climatique pourrait avoir sur la distribution de la flore et de la faune : « Je préfère toutefois parler de changements globaux, dont le climat n’est qu’un aspect, majeur certes, mais qui comprennent aussi les changements d’affectation des terres, les invasions biologiques et la pollution, des facteurs souvent moins médiatisés bien qu’également importants, nuance Antoine Guisan. Les changements d’utilisation des terres, par exemple, se matérialisent, en plaine, par l’urbanisation, et en montagne, par la déprise de terres agricoles et une augmentation du tourisme. »
L’« embuissonnement », un problème croissant dans les Alpes
Une observation qui demande un petit retour en arrière, de quelques centaines voire milliers d’années : « Au cours des âges, l’homme a déboisé les hautes altitudes pour créer des pâturages, abaissant la limite naturelle des forêts de 200 à 400 mètres et favorisant une certaine biodiversité. Or pour supprimer des forêts entières sur ces hauts territoires, il a fallu des ressources très importantes : traditionnellement, les éleveurs montaient avec le bétail, et vivaient pendant l’été dans les alpages. » Et là, en gardant leurs troupeaux, ils débroussaillaient, déracinaient les buissons non comestibles par les ruminants, afin d’élargir leur zone de pâture. La limite naturelle des forêts a ainsi été abaissée de plusieurs centaines de mètres.
Or aujourd’hui, les choses ont changé, et cette immense main d’œuvre a fondu : si on mène toujours les vaches à l’alpage, elles sont ensuite plus qu’avant laissées à elles-mêmes. Il n’y a plus grand monde pour débroussailler.
Conséquence : « La forêt tend à recoloniser les pâturages jusqu’à sa limite naturelle en altitude (la treeline en anglais), en suivant la succession naturelle : d’abord les buissons, plus compétitifs que les herbacées, ensuite les arbres, en particulier les conifères, mélèzes et épicéas. » Cette limite naturelle varie typiquement entre 1800 et 2400 mètres dans les Alpes (elle est notamment plus basse dans les Préalpes qu’en Valais). « C’est un phénomène qu’on observe sur le terrain et par satellite, mais qui est aussi prédit par nos modèles. »
Mais ce qui change, c’est que la végétation ne fait pas que reprendre ses droits, elle s’étend désormais au-delà de la treeline antérieure. Une conséquence du réchauffement : « La température moyenne a augmenté de 2 degrés dans les Alpes depuis la Révolution industrielle, ce qui se traduit par un gain de terrain de 300 à 400 mètres ». La végétation s’est étendue, mais elle s’est aussi densifiée : c’est ce qu’a démontré l’étude publiée dans Science, s’appuyant sur des analyses spectrales d’images satellite haute résolution, prises sur une période de presque 40 ans.
On connaît la suite : il y a plus de végétation, donc plus de vert, caractérisé par un albédo faible – l’albédo étant le pouvoir réfléchissant d’une surface ; et le blanc, avec son albédo très élevé, fond lui comme neige au soleil, au propre et au figuré. « Si on change le ratio entre végétation et neige, autrement dit s’il y a plus de vert et moins de blanc, cela va encore accuser le réchauffement dans les Alpes. On parle de boucle rétroactive positive ».
Une cascade d’effets à plusieurs niveaux
Avec ces changements, c’est aussi la faune et les communautés de micro-organismes des sols qui vont être modifiées, et donc les écosystèmes dans leur ensemble, leurs fonctions et les services qu’ils nous offrent, les fameux « services écosystémiques ».
« Une conséquence directe pour l’homme de ces changements écosystémiques concernera par exemple la gestion de l’eau. La neige éternelle, les glaciers, ce sont nos stocks d’eau. Si les glaciers et les neiges éternelles disparaissent dans les Alpes, on ne disposera plus, comme réserve, que de la neige temporaire. » Un sujet sur lequel le scientifique a collaboré, dans un précédent projet interdisciplinaire, avec ses collègues de la FGSE, très actifs sur ces questions.
D’une manière plus générale, les changements climatiques interagissent également avec les autres dimensions des changements globaux, et notamment l’utilisation des terres, comme dans le cas de la recolonisation forestière, mais aussi des invasions biologiques, qui peuvent ajouter toute une série d’effets supplémentaires. C’est à ce type de questionnements que cherche à répondre le projet Valpar.ch, mené au sein de la FGSE et commandité par l’Office fédéral de l’environnement : « L’objectif est de modéliser la distribution d’un très grand nombre d’espèces (on parle ici de plus de 10'000), tous types d’organismes confondus, sur l’ensemble du territoire suisse et à haute résolution, afin d’en tirer des modèles de prédiction spatiale selon différents scénarios de changements environnementaux, d’identifier les hotspots de biodiversité et d’évaluer l’infrastructure écologique nationale, aujourd’hui et dans le futur ».
Des résultats ensuite utilisables pour évaluer plus spécifiquement la situation dans certains parcs régionaux, et utilisables pour une approche plus systématique de la conservation des espèces dans notre pays : « Cela nous permettra, en nous appuyant sur les données tirées de Valpar, de prendre plus efficacement en compte la biodiversité et les écosystèmes dans notre gestion du territoire ».
A terme, Antoine Guisan souhaiterait - avec un consortium de modélisateurs en Suisse - que l’outil développé puisse être mis à disposition de la gestion de la nature en Suisse et dans les cantons. Des démarches sont actuellement en cours dans ce sens.
Vers une science plus appliquée
Ces projets récents traduisent une nouvelle tendance dans la direction de sa recherche. « J’ai de plus en plus besoin de lier mes recherches aux urgences de la société, et j’ai ainsi de plus en plus de projets dans le domaine de la conservation de la nature, ajoute le scientifique. Je suis aujourd’hui moins focalisé sur la compréhension pure des systèmes, je cherche plutôt à utiliser les nombreuses connaissances déjà accumulées pour mettre au point des outils de gestion ou de conseil. »
Les prédictions de Valpar pourront ainsi être également appliquées comme éléments d’entrée dans d’autres projets de conservation auxquels participe le chercheur, comme « 4°C+ » sur les questions d’irrigation de prairies dans l’Entremont, ou MOBIUS sur la prise en compte de la biodiversité dans le planning urbain en Ville de Lausanne. L’idée est d’élaborer des outils pour la planification de régions agricoles ou urbaines, visant à maintenir des couloirs de biodiversité dans le paysage et au sein des villes.
Et le biologiste s’intéresse aussi à la santé humaine, à travers un projet en préparation avec Nicolas Senn, d’Unisanté, également un acteur de la Plateforme « Durabilité et santé » de la FBM. « L’objectif ici sera de quantifier la biodiversité dans le voisinage d’une cohorte de patients, de mesurer les effets de leur exposition à la biodiversité dans le cadre de leurs déplacements, sur leur lieu de travail, à leur domicile. Et d’étudier comment s’articulent santé et biodiversité.»
Engagé, Antoine Guisan s’est impliqué dans l’IPBES, mais il est aussi un membre du « Forum Biodiversité » et du « Forum Paysages, Alpes, Parcs » de l’Académie suisse des sciences naturelles. Le biogéographe, qui se sent bien à la charnière de la FBM et de la FGSE, dans son rôle de « pont » entre les deux Facultés, se positionne aussi pour jouer le même rôle entre la science et le grand public.