Des groupes de gènes liés appelés supergènes contrôlent l’organisation sociale des fourmis, par exemple le nombre de reines par colonie. Une étude menée par le Prof. Michel Chapuisat au Département d’écologie et évolution de l’UNIL montre que, dans les sociétés de fourmis alpines dirigées par plusieurs reines, un supergène favorise, de manière égoïste, sa propre transmission. Tous les œufs qui en sont dépourvus meurent avant d’éclore.
L’étude de l’organisation des sociétés de fourmis, particulièrement sophistiquée, est l’une des spécialités des biologistes de l’UNIL. Depuis plus de quinze ans, le Prof. Michel Chapuisat, du Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine, s’intéresse à la fourmi argentée alpine (Formica selysi) qu’il étudie dans la réserve du Bois de Finges, à proximité de Sierre. Cette espèce a la particularité d’exister sous deux formes différentes : certaines colonies, appelées monogynes, n’ont qu’une seule reine tandis que d’autres comptent de nombreuses femelles fertiles (sociétés polygynes). En 2014, l’équipe a découvert que cette variation dans l’organisation sociale était due à la présence d’un supergène. Situé sur le chromosome 3, celui-ci regroupe plus de 500 gènes soudés entre eux et constitue 4% du génome de l’animal. Il est transmis tel quel à la descendance, sans recombinaison. Le brassage usuel entre les gènes n’a donc plus lieu.
Dans une étude parue début juillet 2020 dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS) et menée exclusivement au DEE, l’équipe de Michel Chapuisat montre qu’une forme de ce supergène, spécifique aux colonies à plusieurs reines, défie les lois classiques de l’hérédité et favorise sa propre transmission de façon égoïste.
Truquer la loterie de l’hérédité…
Les fourmis femelles possèdent deux copies de chaque gène, y compris des supergènes. Chez Formica selysi, une des deux formes possibles du supergène (allèles) est appelée m (pour monogyne) et l’autre p (pour polygyne). Les reines peuvent donc posséder deux p, deux m ou un de chaque. Lors de la reproduction, elles ne transmettent qu’une de leurs deux copies, m ou p, à chaque descendant. L’autre est héritée du père.
Dans les colonies à une seule reine, les habitants (reine, ouvrières et mâles) portent, sans surprise, exclusivement des m. Leurs voisines polygynes possèdent toutes au moins un p. Mais, chez certaines, un m est aussi présent. « Si les allèles présents chez les parents étaient transmis avec la même probabilité aux descendants, selon les règles usuelles de l’hérédité, nous aurions dû observer des adultes exclusivement m dans les colonies à plusieurs reines », explique Michel Chapuisat. Pourtant, strictement aucune trace de ces individus n’a été trouvée.
Les chercheurs ont découvert que cette anomalie dans la transmission des gènes est due au fait que le p est un élément génétique égoïste, qui provoque la mort de tous les descendants n’ayant pas hérité de cet élément. « Évidemment, on ne peut pas prétendre que celui-ci soit muni d’une volonté de nuire. On entend par "égoïste" le fait que le p favorise sa propre transmission, au détriment de celle d’éléments génétiques alternatifs, ici le m », précise le biologiste. Chose surprenante, la version égoïste du supergène est présente dans les sociétés les plus coopératives, lorsque plusieurs reines vivent sous le même toit.
… pour tirer la couverture à soi
Le DrSc. Amaury Avril, premier auteur de l’étude et ancien doctorant au DEE, a exploré plusieurs pistes pour comprendre comment les insectes dépourvus de p étaient éliminés des colonies à plusieurs reines. Après avoir récolté des femelles en Valais et analysé leur génome, il a élevé des œufs possédant tous les duos possibles de gènes p et m. « Nous n’avons identifié aucune anomalie au moment de la méiose, la division cellulaire aboutissant à la formation des ovules, rapporte le directeur de l’étude Michel Chapuisat. Ce cas de figure existe chez certaines souris. Des spermatozoïdes porteurs d’un complexe de gènes égoïstes tuent ceux qui en sont dépourvus. »
Le développement des embryons de fourmis débute ainsi normalement mais s’arrête après 2-3 semaines, avant l’éclosion : aucune larve exclusivement m ne sort de l’œuf. Seules celles dotées d’un p viennent au monde. « Ceci garantit que les individus produits par les colonies à plusieurs reines continuent de perpétuer ce système social », note le professeur.
Les biologistes ont aussi écarté l’hypothèse d’un effet « barbe verte », qui veut que les individus possédant un gène (à l’origine d’un signe distinctif comme une hypothétique pilosité colorée) favorisent les congénères également porteurs de ce gène. Ici, les ouvrières nourrices, dotées du p, auraient pu choyer les larves p et éliminer les m. Rien de tel n’a été observé.
Mais braver les siècles en duo
Les éléments génétiques égoïstes sont particulièrement intéressants à étudier du point de vue évolutif. En effet, ils peuvent aller à l’encontre de l’intérêt d’un individu – comme ici celui de certaines reines, qui perdent la moitié de leurs petits –, voire d’une espèce. « Dans les cas les plus extrêmes, ils peuvent même conduire à une extinction », relève Michel Chapuisat.
Le supergène des fourmis argentées alpines est vieux de 20 à 40 millions d’années (lire l'actualité). Si, au cours du temps, la forme égoïste p n’a pas totalement pris le dessus et mené à l’élimination des sociétés monogynes, c’est qu’elle doit présenter un désavantage pour les animaux qui la possèdent. « Peut-être que la survie ou la reproduction est moins bonne. Ou que les colonies à plusieurs reines se répandent moins bien », imagine le chercheur. Les travaux actuellement en cours permettront de mieux comprendre comment les deux formes du supergène, responsables des deux types d’organisation sociale, peuvent coexister depuis si longtemps. Et ainsi lever un nouveau coin de voile sur l’évolution du monde vivant.