Certaines colonies de fourmis sont dirigées par une seule reine alors que d’autres en comptent plusieurs. Deux études menées au Département d’écologie et évolution de l’UNIL et publiées respectivement dans «Current Biology» et «Nature Ecology & Evolution» s’intéressent à des groupes de gènes liés – des supergènes – contrôlant ces variations dans l’organisation sociale des sociétés de fourmis. Apparus il y a des centaines de milliers d’années, ils ont été conservés jusqu’à aujourd’hui.
Les fourmis ont une vie sociale complexe. Au sein d’une même espèce, plusieurs formes d’organisation peuvent cohabiter. Certaines colonies, dites monogynes, ne contiennent qu’une seule reine qui produit de nouvelles reines, lesquelles vont se disperser pour fonder une société de manière autonome. D’autres colonies, polygynes, peuvent contenir jusqu’à cent reines. La dispersion y est différente: généralement, après le vol nuptial, les jeunes reines ne tentent pas de commencer seules une nouvelle société. Elles retournent dans leur nid d’origine où elles vont se reproduire et éventuellement s’en aller plus tard à pied accompagnées d’ouvrières pour fonder une nouvelle colonie à proximité.
Deux études parues en janvier 2020, dirigées respectivement par les Profs Michel Chapuisat et Laurent Keller du Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, se penchent sur des groupes de gènes liés entre eux, appelés supergènes, responsables des variations dans la structure sociale des fourmis d’une même espèce.
Un supergène vieux de 20 à 40 millions d’années chez des fourmis suisses
Dans une recherche publiée dans Current Biology le 2 janvier 2020, le groupe de Michel Chapuisat, conjointement avec des chercheurs américains et finlandais, a comparé le génome de la fourmi alpine Formica selysi à 14 autres espèces du genre Formica, qui inclut les fourmis des bois, très répandues en Suisse. Ils ont découvert qu’un supergène connu pour contrôler le nombre de reines chez Formica selysi est aussi présent chez les autres espèces. «Celui-ci regroupe, à lui seul, quelque 500 gènes et notre recherche montre qu’il est apparu chez un ancêtre commun qui vivait il y a 20 à 40 millions d’années !» souligne Michel Chapuisat, directeur de l’étude. «Il s’agit du plus ancien supergène situé sur un chromosome non sexuel connu dans le règne animal. Les fourmis étaient déjà sociales alors que les primates n’étaient pas apparus sur Terre…»
Fait le plus marquant, selon le professeur, les deux «versions» de ce supergène (la première menant à des colonies monogynes et la seconde conduisant à des sociétés polygynes) ont été conservées au cours de la sélection naturelle et de la formation des 15 espèces de Formica actuelles. Les biologistes souhaitent désormais approfondir leurs recherches pour comprendre pourquoi ces deux types d’organisation coexistent depuis si longtemps. «Des mécanismes puissants doivent balancer le polymorphisme, sinon une des deux formes sociales aurait disparu au cours de l’évolution», explique Michel Chapuisat.
Un jeune frère âgé de 500'000 ans chez des fourmis invasives
Dans le second article, paru le 20 janvier 2020 dans Nature Ecology & Evolution, l’équipe de Laurent Keller, en collaboration avec des chercheurs américains, a analysé six espèces de fourmis de feu (genre Solenoposis), des insectes agressifs qui se distinguent par leur piqûre douloureuse et par les ravages qu’ils engendrent dans les récoltes. Derrière les différences d’organisation sociale se cache aussi un supergène, vieux de 500'000 ans, influençant le comportement des reines et des ouvrières. L’étude montre que la création de ce supergène est due à trois inversions chromosomiques (des segments qui se cassent et changent d’orientation). En effet, suite à des réarrangements chromosomiques, l’échange naturel de gènes entre deux chromosomes d’une même paire peut s’arrêter. Des gènes (dans ce cas environ 500) se soudent, formant ainsi un supergène transmis tel quel aux descendants. Ici, les chercheurs ont établi dans quel ordre les trois inversions étaient apparues et ont situé leur emplacement précis sur le génome.
Les travaux menés par les scientifiques ont démontré que la liaison entre gènes au sein de ce supergène permet de maintenir des polymorphismes bien marqués au sein d’une même espèce. «Par exemple, chez la fourmi de feu, les deux formes sociales ne diffèrent pas seulement par le nombre de reines et leur mode de dispersion, mais également par la taille des reines et le niveau d’agressivité des ouvrières qui est plus fort lorsque ces dernières n’ont qu’une seule reine à défendre», indique le directeur de l’étude Laurent Keller.
Mieux comprendre le pouvoir des supergènes
Dans quelle mesure l’Homme ainsi que d’autres animaux pourraient-ils fonctionner de la même manière? Selon Laurent Keller, de récents travaux ont mis en lumière un nombre croissant de cas où des variations au sein d’une espèce sont le résultat de supergènes apparus suite à des inversions chromosomiques. «La découverte et la caractérisation de supergènes chez les fourmis ouvrent de nouvelles voies pour comprendre comment ces supergènes évoluent et peuvent influencer simultanément la morphologie, les comportements individuels et les interactions entre les membres d’une société», indique Laurent Keller. «Nos recherches permettent aussi de mieux comprendre l’origine et l’évolution des bases génétiques contrôlant les comportements sociaux complexes», résume Michel Chapuisat.