«La technologie peut donner à la poésie l'écrin qu'elle mérite»

Le professeur de littérature française à l’UNIL Antonio Rodriguez a co-dirigé l’exposition « Code/Poésie (Digital Lyric) » visible du 9 juin au 4 juillet au château de Morges. Selon lui, le numérique doit aujourd'hui être mis au service de la poésie. Entretien.

Le professeur Antonio Rodriguez est aussi le directeur du Printemps de la poésie (Félix Imhof © UNIL).

Antonio Rodriguez, comment a émergé chez vous l’idée d’explorer la relation entre poésie et numérique ?

Ce lien a fait l’objet de nombreuses discussions parmi les experts, notamment lors du Congrès mondial d’études poétiques à Boston en 2017. En concertation avec plusieurs collègues, j’ai pris le parti de créer une exposition montrant que ces technologies peuvent favoriser l’immersion, la participation et améliorer notre relation émotionnelle à la poésie à travers le corps.

Pourquoi chercher à accentuer cette dimension sensorielle ?

La poésie est aujourd’hui profondément « multimédia ». La lecture silencieuse est un phénomène occidental lié au livre lorsque celui-ci est devenu industriel au XIXe siècle. À d’autres époques et dans d’autres cultures, les vers sont chantés, dansés ou joués. Dans une anthologie contemporaine, il faut aussi du slam, des performances parlées, dont l’effet poétique ne peut être retranscrit dans un texte imprimé. Notre but est d’articuler grâce à ces outils des rapports nouveaux à la lecture sonore et silencieuse. Dans cette exposition figurent par exemple des vidéos où des auteurs lisent leurs poèmes à voix haute, mais il y a aussi des textes nus, sans image, ni son, présentés sur des écrans de haute qualité, à l’image de ceux qui servent à l’industrie du luxe. L’effet de vitrine qu’ils créent est saisissant. Comme lorsqu’on choisit les plus beaux papiers, nous avons sélectionné des technologies très nobles, pour donner à la poésie l’écrin qu’elle mérite.

Derrière cette exigence de haute qualité, votre objectif était-il uniquement esthétique ?

Nous étions souvent à la limite des possibilités techniques, ce qui est le signe de l’innovation, d’un vrai dialogue avec notre époque. Lorsqu’il a par exemple fallu diffuser une performance fragmentée à travers cinq écrans synchronisés, les ingénieurs ont rapidement constaté que nous étions proches de l’irréalisable. De même, nous avons conçu une œuvre visible à travers des lunettes de réalité virtuelle, réalisée à l’aide de drones filmant à 360 degrés capables de maintenir une image stable malgré des vents en hauteur de 60 km/h. Cette installation unique est malheureusement suspendue pour le moment en raison de la situation sanitaire. Les lunettes étant inévitablement placées proches du nez et de la bouche, nous ne voulons prendre aucun risque.

Parmi vos installations, un ordinateur écrit des poèmes sur demande... N’est-ce pas une façon de déshumaniser la poésie ?

Tout dépend de l’usage. Cette intelligence artificielle qui génère des vers à partir d’un corpus de 10’000 poèmes arrive à des résultats que je trouvais assez moyens poétiquement au départ, mais nettement meilleurs par la suite. Une équipe de la Haute école d'ingénierie et de gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD) et de l’Université de Lausanne l’améliore en continu, et elle fait des prodiges. Côté poésie, elle a encore un peu de pain sur la planche ! L’idée de ce dispositif était d’explorer les possibilités de collaboration avec l’intelligence artificielle. Ces machines ne sont pas près de remplacer les humains, et ce n’est pas le but. Elles peuvent nous aider. Mais sans nous, leurs vers restent maladroits.

Travailler avec ces technologies et des équipes d’ingénieurs était nouveau pour vous. Comment avez-vous vécu ce défi ?

J’ai fait semblant de savoir de quoi me parlaient les informaticiens ! Plus sérieusement, on s’y met, on apprend. Le plus dur était de ne pas me laisser prendre par les possibilités impressionnantes de ces outils parfois peu favorables à l’effet poétique qui doit être au bout du processus. J’ai pris garde à ce que nous ne perdions pas notre objectif de départ, que les supports soient au service de la poésie, non l’inverse.

Pourquoi avoir choisi de collaborer avec Sarah Kenderdine, professeure de muséographie digitale à l’EPFL ?

L’un des enjeux de cette exposition était de redéployer la muséographie littéraire, de l’adapter aux attentes d’aujourd’hui. Sarah Kenderdine est une spécialiste mondiale dans le domaine de la muséographie et des humanités numériques. Elle connait un ensemble de techniciens remarquables. Son travail est intéressant, inspirant. Pour moi c’était très important d’être associé à elle et à l’EPFL (Découvrez ici son regard sur l'exposition).

Qu’est-ce qui vous déplait dans la muséographie littéraire actuellement ?

Nous ne pouvons plus concevoir une exposition littéraire aujourd’hui comme nous le faisions au XXe siècle. Je suis persuadé que le format des vitrines et des affiches doit se concilier avec le numérique, afin d’accroître l’intensité, l’attention face au document, tout en proposant des installations immersives, participatives qui respectent les œuvres et les archives. Le virtuel ne va pas à l’encontre du matériel mais l’un alimente l’autre. Notre exposition sert de jalon. Nous proposons un éventail de 11 possibilités, mais d’autres éléments restent à développer. Et la Suisse est plutôt bien partie pour être un pays leader dans les questions de ce type.

Publié du 9 juin 2020 au 4 juillet 2020
par Lysiane Christen / Unicom
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