«Notre projet est scientifique, pas militant»
Mettre le «genre» au programme des études de médecine, c’est l’objectif de la Commission Médecine & Genre, formellement nommée par le Conseil de l’Ecole de médecine en mars 2017 mais active depuis 2014. Car sensibiliser les futur-e-s médecins à la problématique du genre, c’est éviter les erreurs de diagnostic et saper les stéréotypes «genrés» qui peuvent déboucher sur des inégalités dans la prise en charge des patients et patientes.
Carole Clair, médecin adjointe à la PMU et présidente de la Commission, Joëlle Schwarz, sociologue et chargée de projet, mènent ensemble l’initiative Médecine & Genre. Elles passent en revue les enjeux.
En deux mots, qu’est-ce que le projet Médecine & Genre?
Carole Clair: C’est un projet de l’Ecole de médecine qui vise à intégrer la dimension du genre dans l’enseignement. Notre approche est scientifique: il s’agit d’utiliser les données issues de la clinique et de la recherche pour une meilleure prise en compte des différences liées au genre dans la prise en charge des patientes et des patients. Ces différences peuvent être biologiques, c’est-à-dire anatomiques, physiologiques, liées au sexe; ou elles peuvent renvoyer à la construction sociale du genre proprement dit, à savoir que les normes, rôles et représentations sociales de genre (du point de vue des soignantes et soignants, mais aussi des patientes et patients) influencent les facteurs de risque, la détection des symptômes, l’adhésion au traitement médical, etc. Le genre véhicule également un cortège de stéréotypes. C’est pourquoi nous défendons une approche qui ne soit pas uniquement biomédicale, mais qui intègre les sciences humaines. A cet égard, notre tandem est très complémentaire, idéal.
Joëlle Schwarz: Il faut aussi rappeler que la médecine moderne a été développée dans un cadre scientifique très masculin: les expérimentations étaient effectuées sur des rats mâles, les essais cliniques sur des hommes, et leurs résultats étaient ensuite extrapolés aux femmes. Cela a commencé à changer dans les années 60-70, dans le sillage du mouvement Women’s Health aux Etats-Unis, et les femmes ont commencé à être incluses aux essais cliniques. Mais cette mise à jour des connaissances médicales est un processus lent et complexe. En plus des influences du sexe et/ou du genre sur la santé, il faut ajouter que le genre se combine souvent avec d’autres déterminants sociaux de la santé tels que l’âge, le statut socio-économique ou l’origine sociale. La prise en compte de cette «intersectionnalité» ajoute un degré de complexité.
Concrètement, quelles formes peuvent prendre ces différences entre genres en médecine?
Carole Clair: Les exemples sont nombreux, et l’approche par le genre est pertinente dans tous les domaines, en cardiologie, en psychiatrie, en oncologie, etc. Mais la cardiologie a joué un rôle pionnier. Commençons par les représentations: dans les anciens livres d’anatomie, la victime d’un infarctus est toujours un homme, quinquagénaire bedonnant, fumeur, généralement foudroyé au sortir d’un repas copieux et arrosé. Ce genre de clichés - «ce sont les hommes qui meurent de maladies cardio-vasculaires» - peut générer des œillères chez les étudiants ou les jeunes médecins. Au point qu’il ou elle ne reconnaîtra pas les signes d’un infarctus chez une femme, et diagnostiquera par exemple une crise d’angoisse. Or les femmes meurent aussi d’infarctus, les maladies cardiovasculaires étant même devenues, avec l’évolution du mode de vie, la première cause de mortalité chez les femmes, devant le cancer!
Au-delà des représentations, y a-t-il une différence au niveau des signes cliniques?
Carole Clair: Tout à fait, et ce qui complique encore les choses, les symptômes ont tendance à être beaucoup moins francs, plus flous chez les femmes; on ne retrouve pas la caractéristique douleur qui irradie dans l’épaule ou la mâchoire, mais plutôt un sentiment d’oppression ou de malaise mal systématisé. Ces symptômes sont dits «atypiques», ce qui montre bien à quel point le référentiel reste masculin. Ces différences s’observent aussi au niveau anatomique, les atteintes des coronaires étant plus diffuses chez les femmes pré-ménopausées, moins claires que la sténose observée chez le patient masculin. Et on retrouve ces différences, au niveau biologique et au niveau des représentations, dans beaucoup de domaines. Par exemple dans la douleur : on constate des différences biologiques notamment en raison d’influences hormonales, qu’on peut mesurer, constater. Mais il y a aussi l’influence sociale du genre, qui fait que nos représentations de la tolérance à la douleur sont différentes entre hommes et femmes, par exemple.
Joëlle Schwarz: Relevons toutefois que ces différences dans la prise en charge ne se font pas toujours aux dépens des femmes : la prise en charge de l’ostéoporose et de la dépression est beaucoup plus développée chez les femmes, meilleure que pour les hommes. On ne s’étonnera pas, pour en revenir aux représentations et à notre homme bedonnant de 50 ans, que l’illustration «classique» de la dépression dans les manuels soit une femme d’âge moyen…
Comment changer les attitudes par rapport au genre en médecine?
Carole Clair: L’objectif premier de la Commission Médecine & Genre, c’est d’assurer cette intégration des connaissances sur l’influence du genre sur la santé là où c’est pertinent. Selon deux axes: tout d’abord, nous avons des heures de cours spécifiques «médecine et genre». Actuellement, quatre heures de cours ex-cathedra sont dédiées au genre dans le cursus, plus un séminaire d’une vingtaine d’heures et une heure de cours à option. D’autres cours abordent également la dimension du genre à travers la violence, la santé des minorités sexuelles ou encore les variations du développement sexuel en pédiatrie. De cette façon, nous cherchons aussi à susciter des projets de recherche, des travaux de master et des thèses dans ce domaine. Deuxième axe: renforcer l’intégration du genre dans l’enseignement des matières existantes, en cardiologie ou en oncologie par exemple. La rentrée 2018 va être capitale, puisque nous allons rencontrer chaque responsable de discipline, afin de réaliser un état des lieux de l’existant et des besoins de développement. Et s’il est important d’être critique, nous voulons surtout proposer des solutions.
Joëlle Schwarz: A noter que nous recevons un coup de pouce de PROFILES, le nouveau référentiel des objectifs d’apprentissage pour la filière médicale en Suisse, puisque le genre fait partie de ses objectifs. De façon générale, les recommandations au niveau européen et national demandent d’améliorer la prise en compte du genre.
D’ailleurs, le «genre» est à la mode aujourd’hui, qu’on parle des mouvements LGBT, d’écriture inclusive et surtout du mouvement #metoo: votre projet en profite-t-il?
Joëlle Schwarz: #metoo est à la fois une chance et un piège: une chance, parce cela a (re)mis le genre à l’agenda, il y a désormais une volonté politique d’agir. Mais c’est aussi un piège, celui de lire le genre au travers du prisme idéologique, ce qui peut générer une certaine méfiance. Or, notre approche n’est pas revendicatrice, militante, mais scientifique.