Rencontre avec Dominique Nédellec à l’occasion des 35 ans du Centre de traduction littéraire de l’UNIL. On retrouve le lauréat de la bourse Gilbert Musy, décernée par le CTL, dans les salons du Château de Lavigny.
Le Centre de traduction littéraire (CTL) fêtera les 7 et 8 juin 2024 ses 35 ans, dont 25 sous la direction de la professeure Irene Weber Henking. Cette année, c’est le Français Dominique Nédellec, traducteur du portugais, qui se chargera d’animer plusieurs rencontres autour de la littérature et de la traduction, intervenant notamment dans le cadre des cours de la professeure Weber Henking.
Parler avec Dominique Nédellec, c’est entrer dans un univers qui évoque la saudade, cette mélancolie à la façon portugaise, associée sans doute à l’éloignement de son port d’attache, mais aussi à la guerre d’indépendance de l’Angola, au Brésil des grandes villes, des forêts et des favelas, tout un horizon lusophone éparpillé en différents endroits du monde. « Les différences entre la langue portugaise et le portugais du Brésil ou de l’Angola sont très sensibles, sur le plan du lexique, de la syntaxe, de l’orthographe, de la vitesse d’élocution et de l’intonation », esquisse-t-il. Un voyage forcément mouvementé.
Dominique Nédellec, comment êtes-vous arrivé au portugais ?
Je rêvais de vivre à Lisbonne et j’ai décidé de m'y installer en 2002, après avoir travaillé comme responsable du Bureau du livre à l’ambassade de France en Corée, et plus tard dans un rôle équivalent en Normandie. J’ai commencé à apprendre le portugais avec Assimil et je n’ai jamais cessé depuis lors de me perfectionner dans cette langue, de toutes les manières possibles et dans ses différentes variantes. Chaque livre à traduire exige de s’immerger par-delà les mots dans un univers, un style, une culture. C'est un apprentissage permanent. En outre, il faut travailler à enrichir la langue cible qui est pour moi le français, être à l'affût de ses évolutions, lire, écouter, replonger aussi dans certains auteurs du passé, quand je cherche par exemple à nourrir ma traduction d’un récit situé à la même époque. Mon travail exige de procéder constamment à des choix entre les mots, les tournures de phrase, et ce n’est faisable que si j'ai à ma disposition un stock intérieur le plus riche possible, des solutions que je vais aller chercher à chaque instant dans les couches de langage sédimentées en moi depuis l'enfance. Et ces réserves, il faut les alimenter en permanence, essentiellement par la lecture dans sa propre langue.
Vous êtes depuis 2011 le traducteur d’António Lobo Antunes, 82 ans, un géant de la littérature. Pas facile à lire, donc pas facile à traduire ?
C’est en effet une lecture qui peut être déstabilisante, avec une seule phrase rythmée par des virgules, des tirets de dialogue, et un point final qui n’arrive qu’au bout de vingt pages. Il fait avancer de front plusieurs récits, plusieurs temporalités, avec des personnages pas forcément nommés. Mais si on accepte de se laisser gagner par la langue de Lobo Antunes, qui emporte tout sur son passage, c’est une lecture grisante, avec des fulgurances qui m’éblouissent encore à la quatrième ou cinquième lecture...
« Tandis que les chauves-souris rayaient l’obscurité avec les traits rouges de leurs cris », par exemple ?
Oui, c’est une phrase magnifique tirée de L’autre rive de la mer, il y en a mille comme ça par livre. La difficulté, pour moi, est d’épouser le rythme torrentiel de ce grand écrivain portugais souvent pressenti pour le Nobel, alors même que j’avance dans ma traduction à petits pas. Je progresse très lentement, pour arriver à un résultat qui doit donner au lecteur une impression de vitesse. En 2009, Lobo Antunes a souhaité changer de traducteur. Dominique Bourgois m’a fait faire un test et a transmis mon travail à l’auteur, parfaitement francophone. Cet échantillon a eu l’heur de lui plaire : il m’a adoubé. Depuis, j’ai traduit tous les nouveaux livres de cet écrivain, neuf à ce jour.
Un auteur comme lui, est-ce la revanche littéraire du Portugal après que ce pays a perdu sa grandeur sur les mers ?
C’est sûr que, si le Portugal a perdu son empire, Lobo Antunes peut être considéré, lui, comme un empereur des lettres. Il est resté plus de deux ans en Angola, comme médecin militaire, une expérience décisive pour lui. On peut dire en effet qu’il s’est appuyé sur la grandeur perdue de son pays, la décadence de l’empire et les traumatismes engendrés par la guerre coloniale.
Vous êtes en train de traduire un autre Portugais, nobélisé cette fois, José Saramago...
Oui, c’est un roman de jeunesse, inédit en français, qui paraîtra au Seuil. J’aimerais aussi profiter de ce temps un peu particulier de retrait, ici en Suisse, au château de Lavigny, pour produire un texte sur ma pratique, ma vision du métier, ce voyage entre deux langues que j'aime imaginer comme la marche d'un funambule entre deux points. Il y a de l'humilité dans ce rôle, et en même temps il s'agit de ne pas se montrer trop timoré, dans la mesure où les lecteurs vont accéder finalement à cette littérature grâce à votre traduction. J'ai noté des choses éparses au fil du temps et ce serait bien de donner forme à tout ça.
Et en octobre vous allez vous attaquer, si j’ose dire, à un autre géant, le Brésilien Jorge Amado. Il fallait donc retraduire son célèbre Dona Flor et ses deux maris ?
Oui, c’est la première fois que je vais retraduire un texte déjà traduit par un autre, il faut dire que c’était une traduction fautive, vraiment. Pour ce travail, je vais m'immerger dans l’univers foisonnant du Brésil, de Salvador de Bahia, du carnaval avec ses influences afro-brésiliennes, je vais me plonger dans les films, la musique, je lirai des choses sur Amado et son œuvre... Tout ce travail est indispensable quand nous ne pouvons pas nous déplacer facilement dans le pays de l’auteur. La langue brésilienne s'est forcément éloignée de son modèle européen. Je vais étudier un univers mais aussi plonger - et ce n'est pas la première fois - dans une langue qui n'est pas celle du Portugal.
Citez-nous un autre auteur brésilien que vous appréciez, vivant cette fois...
S’il s’agit d’un vivant, je dirais Joca Reiners Terron, dont j’ai traduit La Mort et le Météore, paru en 2020. Nous avons échangé par Zoom, mais ne nous sommes jamais rencontrés. C’est moi qui ai proposé ce livre aux éditions Zulma, je leur ai rédigé une fiche de lecture et l’éditrice m’a fait confiance. C’est un livre que j’avais adoré, une sorte de dystopie, entre le thriller et la science-fiction. Ce romancier a inventé un peuple d’indigènes inspiré de communautés existantes et les a imaginés dans une forêt amazonienne en état de quasi-disparition. On va donc les transplanter dans une autre forêt tropicale ; c’est un livre assez noir, avec une forme d’humour grinçant et une écriture plus classique que celle de Lobo Antunes.
C’est le charme de ce métier de passer ainsi d’un univers à un autre, tout à fait différent. Pour ma part je traduis aussi bien de la littérature générale (romans, nouvelles), que des romans graphiques, des albums jeunesse... Finalement, traduire, c’est pouvoir mener plusieurs carrières d’auteur.
Les 35 ans du Centre de traduction littéraire de Lausanne.
Les 7 et 8 juin 2024 à La Grange UNIL.