Le jeune professeur, expert du métabolisme cellulaire, a eu les honneurs de deux prestigieuses revues en janvier, non pas – cette fois – pour ses publications, mais pour évoquer son expérience de chercheur. Portrait d’un scientifique « exemplaire ».
Si le Monsieur Jourdain de Molière faisait de la prose sans le savoir, Alexis Jourdain, lui, dès son enfance savait exactement ce qu’il voulait : faire de la science. Il en avait la panoplie complète, microscope jouet, télescope et collection de cailloux. Dans une note retrouvée par sa mère, écrite alors qu’il était écolier, il détaillait ses priorités : 1) devenir biochimiste ; 2) posséder sa propre télévision et ses jeux vidéo.
Cette anecdote est relatée dans un portrait que lui a consacré le 17 janvier 2024 Nature Metabolism, dans sa série des « Career Pathways ». Des chercheurs y partagent leur expérience, leur « chemin de carrière ». Et si Alexis Jourdain a eu ce privilège, c’est parce qu’il a publié dans cette revue le premier article issu des recherches mitonnées dans son propre labo. C’était en mai 2023, et il montrait que les cellules pouvaient utiliser l’uridine, composante de l’ARN, comme source d’énergie alternative au sucre.
Mais aujourd’hui, dans son bureau du Département d’immunobiologie à Epalinges, Alexis Jourdain nuance un peu : si la science a toujours été une vocation, « j’ai eu une petite hésitation avec le business lorsque, vers l’âge de 10 ans, je me suis rendu compte qu’il fallait quand même faire bouillir la marmite ! Je m’imaginais banquier la semaine, et jardinier le week-end. » Hésitation vite balayée, mais le scientifique, professeur assistant à la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’UNIL, en conserve un certain réalisme, un esprit d’ouverture quant aux applications, en clinique, de ses travaux.
Sortir du cadre
Né à Bruxelles, mais élevé en Suisse, Alexis Jourdain effectue ses études à Genève, doctorat compris. Il a 30 ans quand il décide, en 2015, de s’expatrier, et décroche une place de post-doctorat dans le groupe du professeur Vamsi Mootha, au Broad Institute, institut conjoint de Harvard et du Massachusetts Institute of Technologies (MIT), à Boston. Spécialiste du métabolisme cellulaire, Alexis Jourdain se focalise sur les mitochondries, ces organelles, rouages essentiels de la machinerie cellulaire, puisqu’elles en sont les centrales énergétiques.
Mais après quatre ans aux Etats-Unis, il estime qu’il est temps de rentrer « à la maison », en Suisse. C’est alors qu’un poste s’ouvre au Département de biochimie (devenu Département d’immunobiologie en 2022) de l’UNIL. On demandait un chercheur confirmé en immunologie, ce qui n’était pas vraiment son domaine d’investigation : « N’empêche, j’ai tenté le coup. C’est l’avantage d’avoir un modèle comme le mien : car quoi qu’on fasse en biologie, on finit toujours par arriver aux mitochondries et au métabolisme ! Parfois, c’est bien d’être l’outsider, de sortir du cadre, même si l’on peut nourrir un petit "complexe d’imposteur"», s’amuse-t-il.
Il obtient une promesse de poste début 2020… quand soudain tout s’effondre : le Covid paralyse la planète, et le monde de la recherche ne fait pas exception. Son labo bostonien ferme ses portes pour plusieurs mois, et tous ses projets sont mis en pause ; de même, il se demande s’il ne s’est pas réjoui trop vite, si son contrat, qui n’est pas encore signé, ne va pas passer à la trappe. Il attend le coup de fil fatidique, mais l’offre lausannoise tient, et il ne lui reste alors plus qu’à organiser un déménagement transcontinental en plein Covid, et à recruter les futurs membres de son groupe de recherche par Zoom… Cette expérience, il l’a racontée le 4 janvier 2024 dans un article de Molecular Cell, à l’occasion d’un numéro consacré au stress. Au stress cellulaire mais aussi au stress des chercheurs…
Mitochondrie, un État dans l’État
« Je me suis demandé pourquoi on m’avait sollicité pour relater cette expérience, commune à des milliers de chercheurs. L’explication, sans doute, c’est que mon dernier papier bouclé à Boston, dans le labo de Vamsi Mootha, a été publié dans Molecular Cell. Et cela a marqué la transition entre mon postdoc et ma première position indépendante. »
Il s’installe finalement à Lausanne en avril 2021, avec son propre labo et sa propre équipe : « Je dois dire que cela se passe même mieux que je ne l’aurais espéré ! Malgré les conditions acrobatiques du recrutement, j’ai été très bien soutenu par mon département et j’ai maintenant une équipe excellente, une dizaine de collaborateurs aujourd’hui. Je m’estime très chanceux. »
Et le spécialiste du métabolisme poursuit ses travaux, selon deux grands axes de recherche en lien avec les mitochondries : « Les mitochondries ont une spécificité: ces organelles descendent d’une bactérie, qui a été « absorbée » au cours de l’évolution par la cellule ; elles ont donc la particularité de posséder leur propre ADN, différent de celui du noyau. »
Alexis Jourdain et son équipe cherchent à comprendre les mécanismes de cette usine cellulaire, et se penchent aussi sur les cas où les rouages se grippent, cassent, sur les pathologies : « Quand cela dysfonctionne, quand il y a des ratés dans la production d’énergie, cela donne ce qu’on appelle des maladies mitochondriales, notamment des myopathies, des neuropathies et des troubles de l’immunité. » Autre cas de figure, lié à l’ADN bactérien de la mitochondrie, ou ADN mitochondrial : « Il arrive que cet ADN sorte de la mitochondrie et se retrouve dans le cytoplasme : le problème, c’est que la cellule va interpréter la présence de cet ADN – il n’a rien à faire là ! - comme une infection, bactérienne ou virale, et va déclencher une réponse immunitaire. » Or cet ADN mitochondrial en vadrouille pourrait être une des causes de l’inflammation chronique, notamment liée au vieillissement – inflammageing en anglais.
Régime sans sucre
Second axe de recherche, le métabolisme de l’énergie : « Nous voulons comprendre comment nos cellules se nourrissent et comment elles utilisent les nutriments pour produire de l’énergie », explique le scientifique. Mais aussi ce qu’il se passe quand elles n’ont rien à se mettre sous la dent : ainsi, dans le papier publié dans Nature Metabolism en mai 2023, les chercheurs avaient montré que des cellules privées de sucre pouvaient se rabattre sur l’ARN, présent dans tous les aliments, comme source alternative de glucose. Plus précisément sur l’uridine, une des composantes de l’ARN.
C’est vrai pour les cellules saines telles que les macrophages du système immunitaire, ça l’est aussi, malheureusement, pour les cancers, très friands de sucre : « Quand une tumeur se développe, elle va grossir jusqu’à s’affamer, et va donc devoir échafauder d’autres stratégies pour se nourrir. Or nous avons pu observer que l’uridine constituait une voie métabolique alternative, mais très importante dans certains cancers, comme le mélanome. » Dans une démarche translationnelle, supportée par le PACCT, le bureau de transfert de technologies de l’UNIL-CHUV, le groupe de recherche a récemment identifié de nouveaux inhibiteurs pour bloquer cette activité, inhibiteurs que le scientifique espère transformer en nouveaux médicaments contre le cancer.
Dans le même ordre d’idée, Alexis Jourdain s’intéresse à l’immunométabolisme, la façon dont se nourrissent les cellules immunitaires, un genre de « diététique » des leucocytes. « Depuis quelques années, on se rend compte que les mitochondries ont une grande importance pour l’immunité, en fournissant notamment l’énergie nécessaire pour combattre, par exemple, les infections bactériennes. En conséquence, et grâce aussi à l’environnement dans lequel j’évolue à Lausanne, où mon labo a intégré le Center for Immunity and Infection Lausanne (CIIL), mes recherches tendent de plus en plus vers l’immunologie », note le professeur, soignant du même coup son petit "complexe d’imposteur". « Pour autant, mon cœur de cible reste la recherche fondamentale sur les mitochondries et leur métabolisme, qui trouve – et c’est tant mieux – des applications en oncologie et en immunologie. »