Des scientifiques du Département d’immunobiologie de l’UNIL et du Broad Institute aux États-Unis ont découvert que les cellules pouvaient utiliser l’ARN et son constituant, l'uridine, comme sources d’énergie alternatives au sucre. Pour le meilleur et pour le pire, comme le montre leur publication dans «Nature Metabolism».
Chaque cellule contient le matériel génétique nécessaire à l’activité de l’organisme. L’ARN, ou acide ribonucléique, est une molécule importante pour la fabrication des protéines à partir des instructions contenues dans les gènes. Or tout aliment provenant d’un être vivant, qu’il soit végétal (fruits et légumes), animal (viande, poisson) ou encore microbien (levures du pain) contient jusqu’à 20% d’ARN.
Jusqu’ici, aucune valeur nutritionnelle n’avait été attribuée à l’ARN. Or dans une étude parue le 17 mai 2023 dans la revue Nature Metabolism, les équipes d’Alexis Jourdain, professeur assistant au Département d’immunobiologie de la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’UNIL, et de Vamsi Mootha, professeur au Broad Institute du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de Harvard, ont montré que l’ARN et son constituant, l’uridine, étaient utilisés comme sucre par les cellules, c’est-à-dire comme générateur d’énergie.
La genèse d’une trouvaille
Dans les années précédant son arrivée à l’UNIL en 2021, Alexis Jourdain a travaillé au Broad Institute et à l’Université de Harvard. C’est là que le spécialiste du métabolisme a orienté ses investigations sur le cancer et son métabolisme si singulier.
Le glucose est la nourriture préférée des cellules tumorales; mais que se passe-t-il si on les prive de cet apport énergétique? s’est demandé le biologiste. Il a alors réalisé un criblage génétique de grande ampleur sur des prélèvements issus de près de 500 tumeurs, représentant une vingtaine de types de cancers.
Contre toute attente, les enzymes responsables de la digestion de l’ARN et de l’uridine par les cellules sont apparues comme étant essentielles à la survie des cellules testées, lorsque le sucre vient à manquer. «J’ai donc essayé d’ajouter de l’ARN à ma culture de cellules cancéreuses, en l’absence de glucose. Quelques jours plus tard, j’ai remarqué que les cellules avaient proliféré», se souvient le chercheur. Eurêka ! Il n’y avait «plus qu’à» explorer cette nouvelle piste de nutriment alternatif et en déchiffrer les rouages.
Une source ambivalente d’énergie
Une fois à Lausanne, il axe les travaux de son groupe de recherche sur le métabolisme énergétique et observe que l’uridine et l’ARN sont assimilés comme du sucre par l’organisme. Cette découverte est particulièrement déterminante dans le contexte des maladies immunitaires et métaboliques, ainsi que du cancer. Joan Blanco-Fernández, séduit par la thématique, rejoint l’équipe pour effectuer son doctorat. Très vite, compléter l’histoire de l’ARN «alimentaire» devient une de ses préoccupations. Il valide les précédents résultats dans des cellules immunitaires de souris et d’humains, appelées macrophages, qui sont de gros mangeurs de pathogènes.
«Je me suis occupé de la partie immunométabolique de la démonstration, précise Joan Blanco-Fernández, co-premier auteur du manuscrit. J’ai employé des petites molécules activatrices ou inhibitrices de cette voie pour confirmer les résultats dans les macrophages.» Les travaux des scientifiques révèlent ainsi deux effets antinomiques de l’utilisation de l’ARN comme source alternative d’énergie. D’un côté, approvisionner les cellules cancéreuses est un danger pour le corps. De l’autre, ravitailler le système immunitaire est bénéfique pour se défendre contre les attaques.
L’ARN et l’uridine dans notre assiette
Il était déjà établi qu’un régime riche en uridine, cet élément constitutif de l’ARN, pouvait engendrer des pathologies telles que le diabète et l’obésité. Mais le mécanisme était encore inconnu. L’exploitation de l’uridine et de l’ARN comme sucre par les cellules propose désormais une explication. Et comme nous ingérons quotidiennement de grandes quantités d’ARN, cette découverte pourrait intéresser les nutritionnistes. «Il est presque impossible d’avoir une alimentation sans aucune trace de matériel génétique. Cependant, pour restreindre l’apport en sucre, il faudrait limiter la nourriture dans laquelle l’ARN est abondant, par exemple les aliments fermentés (pain, bière), certaines viandes et le lait», conseille Alexis Jourdain, dernier auteur de l’article.
Affamer les cancers pour les combattre
Les oncologues pourraient également y trouver un intérêt. L’idée consisterait à couper les vivres (ceux riches en ARN) des cellules cancéreuses, amatrices de sucre, pour les faire mourir de faim et les empêcher de se multiplier. Parallèlement, une autre unité de recherche américaine est arrivée aux mêmes conclusions dans le cadre du cancer du pancréas. «Il s’agit d’une véritable chance, car ce type de tumeurs n’était pas inclus dans nos expériences. Leurs recherches viennent compléter les nôtres», se réjouit Alexis Jourdain. Les deux études ouvrent donc une nouvelle piste thérapeutique pour traiter les cancers en ciblant ce mécanisme.
Dans les prochaines années, Alexis Jourdain et son équipe lausannoise espèrent pouvoir mettre en évidence une ou plusieurs molécules inhibant le processus biologique qu’ils ont identifié. Avec le soutien de laboratoires industriels, ces molécules pourraient être développées en médicaments contre le cancer, mais aussi contre les troubles du métabolisme tels que l’obésité, ou encore contre les maladies du système immunitaire.