Depuis trois ans, les capacités d’empathie et la santé mentale des étudiantes et étudiants en médecine de la FBM sont auscultées dans une étude ambitieuse pilotée par Alexandre Berney, professeur associé de l’UNIL, qui dirige une unité de psychiatrie de liaison au CHUV. Interview.
Depuis quelques années, les médias se font l’écho de la crise des vocations médicales, une problématique qui a trouvé une nouvelle caisse de résonance avec le Covid. Mais au-delà de l’effet d’annonce, que se passe-t-il vraiment dans la tête des étudiantes et étudiants en médecine ? C’est ce qu’essaient de comprendre des chercheurs de la Faculté de biologie et de médecine (FBM) et du CHUV, dans une vaste étude longitudinale (ETMED-L - Département de psychiatrie - CHUV), financée par le FNS et dirigée par Alexandre Berney, professeur associé à la FBM.
L’étude, en cours, se déroule sur quatre ans ; mais trois collectes de données, sous forme notamment de questionnaires, ont déjà eu lieu, la dernière étant prévue pour novembre 2023. Et l’étude livre ses premiers résultats.
« Notre point de départ, c’était d’explorer l’évolution des compétences interpersonnelles des étudiantes et étudiants au cours du cursus de médecine, explique Alexandre Berney, médecin chef au sein du Service de psychiatrie de liaison au CHUV. Le rôle de notre unité, à l’interface des autres disciplines médicales, est la prise en charge des patients hospitalisés, quel que soit leur problème médical, lorsqu’il s’accompagne de souffrance psychologique ou de troubles psychiatriques. Notre second axe d’expertise concerne la relation thérapeutique entre le patient et le médecin : une relation qui, par définition, se joue à deux, ce qui implique pour le médecin de réfléchir à ses réactions et ses façons de faire ».
Empathie affective ou cognitive ?
A ce propos, le professeur évoque une étude américaine qui a fait beaucoup de bruit au début des années 2000 : elle montrait une érosion des capacités d’empathie au cours du cursus de médecine, notamment dans les années cliniques, où les étudiantes et étudiants sont en contact avec les malades.
« Ce n’était pas un résultat attendu, voire un peu paradoxal, commente Alexandre Berney. Quant à nous, l’objectif premier de notre étude est de mesurer plus finement les diverses dimensions de l’empathie. » Car derrière ce terme se niche une question complexe et des enjeux de définition : il n’y a pas qu’un seul type d’empathie, c’est au contraire une « construction multidimensionnelle ». L’étude met particulièrement deux dimensions en avant : l’empathie affective et l’empathie cognitive, qui se manifestent avec plus ou moins de force suivant les personnes.
« L’empathie affective renvoie à la résonance émotionnelle, qui nous permet de nous rapprocher du vécu émotionnel de l’autre, en ressentant - a minima - ce vécu. L’empathie cognitive est plus réflexive, elle permet de se mettre à la place de l’autre, de comprendre les émotions du patient, pour idéalement adapter son comportement en conséquence. On parle ici de représentation cognitive ».
L’enjeu est d’autant plus grand que la littérature scientifique montre un lien entre la capacité d’empathie et la santé mentale. Dès lors, à l’heure où l’impact de la pandémie sur la santé psychique des jeunes est mis en exergue, les investigateurs ont eu l’intuition de s’interroger sur les interactions entre l’empathie, affective ou cognitive, et la santé mentale des étudiantes et étudiants de médecine : « C’est l’originalité de notre étude. Outre l’exploration des diverses dimensions de l’empathie, nous avons questionné les étudiants sur plusieurs paramètres de santé mentale, comprenant la dépression, l’anxiété, l’abus de substance et le burnout, lequel se manifeste par un épuisement émotionnel et une augmentation du cynisme ».
Premiers résultats
Le taux de réponse des étudiants s’est situé au-delà des attentes : près de 50% ont répondu, soit environ 1000 questionnaires reçus par collecte. Et pas loin de 400 étudiants ont répondu aux trois collectes successives.
« Il y a tout d’abord une bonne nouvelle : on ne retrouve pas, dans nos données, d’érosion de l’empathie. On observe au contraire une stabilité de l’empathie, voire une amélioration de la dimension cognitive tout au long du cursus. Si ces résultats se confirment, cela nous permettrait de tordre le cou à cette notion que les études de médecine créeraient, à partir d’étudiants sensibles à l’autre, des diplômés insensibilisés », se réjouit Alexandre Berney.
Le tableau s’assombrit quelque peu quand on aborde la santé mentale : « On constate qu’une proportion importante des étudiants est concernée, notamment par la dépression, et cela surtout lors des deux premières années de Bachelor. » Ces résultats sont à mettre en perspective avec les données similaires observées dans la littérature internationale.
« Ces chiffres baissent par la suite, on observe une diminution linéaire, de la 1ère année de Bachelor à la 3e année du Master, de la proportion des étudiants concernés par la dépression, poursuit Alexandre Berney. Notre étude permet d’estimer qu’environ 18% des étudiantes et étudiants sont concernés par ces problèmes en 1ère et en 2e années de Bachelor, un chiffre qui tombe à 10% en Master. Citons un autre chiffre : 20% des étudiants en médecine ont consulté un professionnel de la santé mentale dans les douze derniers mois. »
La FBM et le CHUV attentifs au problème
A cette fin, une consultation psychothérapeutique destinée aux étudiantes et étudiants de l’UNIL a été mise en place dès la fin des années 70, sous la houlette du Département de psychiatrie du CHUV. « Cette consultation a été renforcée ces dernières années, et des efforts sont consentis par l’UNIL pour en faciliter l’accès, comme la gratuité de la première consultation », note Alexandre Berney.
Reste la dernière question, la plus ardue, que pose l’étude : comment s’articule la santé mentale avec les deux dimensions, affective et cognitive, de l’empathie ? « Nous ne sommes pas au bout de l’analyse des données, mais les premiers résultats, partiels, montrent une corrélation significative entre une moins bonne santé mentale et une plus haute empathie affective, alors que l’empathie cognitive est associée à une meilleure santé mentale ». Le psychiatre met en garde : à ce stade, il ne s’agit que de corrélations, les liens de causalité sont loin d’être établis.
« Nous faisons toutefois l’hypothèse qu’une résonance émotionnelle trop importante, soit une sensibilité plus forte à la détresse d’autrui, peut nourrir un épuisement émotionnel. Tandis que l’empathie cognitive permet de prendre du recul et va avoir tendance à protéger la personne. »
Alexandre Berney espère que les données longitudinales collectées vont permettre aux chercheurs de mieux comprendre dans « quel sens cela va ». « Nos données, uniques dans leur genre, sont en effet précieuses à cet égard ».
Et de conclure : « La thématique de la santé mentale des étudiantes et des étudiants en médecine, tout comme celle du développement de leurs compétences interpersonnelles, sont plus que jamais à l’ordre du jour : je trouve très positif que la FBM et le FNS nous soutiennent dans nos efforts pour documenter ces questions importantes, ceci également dans un esprit de prévention ».