Une analyse conduite par Cleo Bertelsmeier et Aymeric Bonnamour au Département d’écologie et évolution de l’UNIL et publiée dans "PNAS" révèle que la propagation de plantes précède et favorise l’établissement d’insectes hors de leur région d’origine. Sur la base du décalage temporel observé, les scientifiques estiment que dans un avenir proche les découvertes d’insectes non indigènes pourraient augmenter de 35% au niveau mondial.
Plus de 7000 espèces d’insectes vivent aujourd’hui hors de leur habitat originel. Le coût global de leur migration est estimé à quelque 70 milliards de dollars par an. Certaines d’entre elles, à l’instar du moustique tigre ou du capricorne asiatique, portent préjudice à la biodiversité, à l’agriculture et/ou aux sociétés humaines des lieux où elles se sont installées. D’autres pourraient devenir problématiques une fois une population suffisamment grande implantée. «Dans la très grande majorité des cas, il est cependant difficile d’avoir une idée précise de leur impact», explique Cleo Bertelsmeier, professeure assistante au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. Mieux comprendre comment et pourquoi les insectes voyagent constitue donc un élément clé pour tenter de prévenir ou limiter leur incidence.
Dans une étude parue début juin dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), l’équipe de Cleo Bertelsmeier s’est intéressée aux relations fortes entre circulation de plantes et d’insectes. Nombre d’entre eux vivent en effet en lien étroit avec des végétaux, qui font office de garde-manger ou de logement, et les suivent ainsi dans leurs périples à travers le globe.
Insectes à la traîne
Doctorant au DEE et premier auteur de la publication, Aymeric Bonnamour a scruté, pour chaque décennie de 1800 à 2010 et pour chaque région du monde, les introductions de plantes et d’insectes répertoriées. «Notre analyse statistique montre que les découvertes actuelles d’insectes en dehors de leur zone native s’expliquent davantage par les flux de végétaux qui remontent au début du XXe siècle que par les flux plus récents», relate le chercheur. En d’autres termes, les insectes que nous voyons s’installer aujourd’hui constituent un héritage des plantes que nos ancêtres ont importées il y a une centaine d’années, par exemple pour agrémenter leurs platebandes, cultiver leurs champs, peupler les jardins botaniques ou par accident.
Ce décalage temporel s’explique par plusieurs facteurs. «D’une part, il faut que la plante hôte, une fois dispersée, ait le temps de se multiplier et soit assez abondante pour que les insectes puissent s’y établir de manière durable. D’autre part, il est probable qu’elle doive être introduite de manière répétée pour que ses compagnons de route puissent former une communauté viable. Il se peut aussi que ceux-ci n’aient simplement été repérés que longtemps après leur arrivée effective», détaille Aymeric Bonnamour.
Bombe à retardement
Sur la base de ce décalage temporel, les biologistes lausannois ont quantifié la «dette d’invasion» actuelle: c’est-à-dire les cas de figure où les plantes hôtes sont déjà implantées sous de nouvelles latitudes, mais les insectes les accompagnant n’ont pas encore été détectés. Résultat: ils s’attendent, dans les décennies à venir, à plus de 3400 nouvelles introductions d’insectes hors de leur contrée d’origine, ce qui correspond à une augmentation potentielle de 35% au niveau mondial. Les zones géographiques où des importations de végétaux exotiques ont eu lieu plus récemment devraient être particulièrement touchées. L’équipe estime ainsi que les découvertes de nouvelles espèces d’insectes pourraient être multipliées par un facteur 10 dans les régions afrotropicale (Afrique subsaharienne) et néotropicale (Amérique centrale et du Sud) et par un facteur 20 dans la région indomalaise (Asie du Sud-Est et Inde).
«Ces chiffres sont d’autant plus effrayants qu’ils quantifient uniquement la "dette d’invasion" à un moment précis: 2010. Ils ne tiennent pas compte du fait que, malgré une certaine prise de conscience, nous continuons actuellement de transporter des végétaux exotiques. Les arrivées d’insectes qui en découlent continueront donc très probablement de croître», s’inquiète Cleo Bertelsmeier.
Plus généralement, ces travaux mettent en lumière le lien étroit entre les activités humaines, notamment la mondialisation, et la dispersion d’espèces invasives. «Ils montrent en particulier que limiter l’importation de plantes constituerait un facteur clé pour prévenir les futures invasions d’insectes. Dans certaines régions, des dispositions strictes sont prises afin de contrôler, voire d’éradiquer des espèces envahissantes. Or souvent, le problème ne peut pas se régler à l’échelle d’un pays et il n’existe malheureusement aucune réglementation contraignante au niveau international. Contrairement au signalement de certaines maladies, obligatoire auprès de l’OMS, le signalement de plantes ou d’animaux nuisibles repose surtout sur la bonne volonté et les ressources disponibles dans les états touchés», remarque Cleo Bertelsmeier.
Binômes sous la loupe
Dans le prolongement de cette étude globale, réalisée en collaboration avec des spécialistes issu·e·s de quatre continents différents, les biologistes de l’UNIL souhaitent désormais se focaliser sur des duos spécifiques plantes-insectes. L’idée étant de comprendre précisément le voyage effectué, par exemple en reconstituant les routes empruntées et en analysant dans le détail la raison et la durée du décalage entre l’arrivée de la plante et de son insecte.