Des écrans tactiles pour étudier les singes dans leur milieu naturel

Des biologistes de l’UNIL utilisent une technologie innovante afin de mieux appréhender la cognition chez des primates sauvages. Une première.

Les écrans tactiles sont déjà employés pour la réalisation de tests cognitifs sur des singes en captivité. Mais sont-ils pertinents en conditions naturelles? Des travaux menés par l’équipe d’Erica van de Waal, professeure assistante au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, et cheffe de groupe au Centre d’innovation et de recherche The Sense, prouvent que le dispositif est efficace pour étudier des primates sauvages. Ils sont publiés aujourd’hui dans l’édition spéciale «Beyond observations: applying contemporary methods across the fields to the study of animal sociality in the wild» du Journal of Animal Ecology. Ces résultats sont le fruit de plus de deux années d’observation de singes vervets et de collecte de données comparatives entre des groupes d’animaux captifs et d’autres en liberté réalisées par Tecla Mohr, doctorante et copremière auteure de l’article. Cette paire d'années est accompagnée de nombreuses analyses bioinformatiques effectuées en collaboration avec la DreSc. Rachel Harrison, postdoctorante et copremière auteure également.

Un long processus d’ajustement

L’appareillage se compose d’un écran tactile, sur lequel un carré bleu surgit, relié à un distributeur de récompenses alimentaires. La tâche d’apprentissage, considérée comme facile, consiste à toucher la forme géométrique qui change de position sur le moniteur, ce qui en cas de réussite entraîne l’obtention de quelques grains de maïs dont les singes sont friands. L’apprenant doit comprendre et associer son geste avec le «jackpot gourmand» qui en résulte. Le tout étant capté par une caméra pour ensuite être traité. Ces outils existaient pour les expériences sur les grands singes en captivité, mais il a fallu les adapter pour des primates plus petits et sauvages. «Lors des premiers essais, qui ont duré près de trois mois, je filmais les poils du dessus de la tête des vervets, s’amuse Tecla Mohr. Pour que le système fonctionne, nous avons notamment dû réduire la taille des écrans et modifier celle des symboles, trouver le meilleur emplacement possible, suffisamment à l’abri des prédateurs, ainsi qu’un moyen de l’accrocher aux arbres et de le connecter à internet.» Au cours de cette période pilote, la jeune chercheuse a passé de longues heures à scruter chaque singe pour pouvoir ensuite le reconnaître précisément lors des tâches qu’il aurait à réaliser.

 

À gauche, Tecla Mohr porte le dispositif de 15kg. Photographe: Erica van de Waal © UNIL. À droite, le système est attaché à un arbre et des singes curieux s’y intéressent. Photographe: Luke Quarles © UNIL

Les journées de terrain s’enchaînent…

Cela se passe en Afrique du Sud, habitat naturel des vervets. Au cœur de la réserve de Mawana, Tecla Mohr prépare minutieusement ses expérimentations du lendemain (choix des individus qu’elle va suivre et sélection des tests cognitifs qu’elle va leur proposer), recharge les batteries de son matériel, puis les siennes en prenant du repos. À l’aube, la scientifique part à la recherche des singes. Aidée par plusieurs assistantes qui connaissent bien les lieux, mais aussi par les signaux envoyés par les colliers placés autour du cou d’une femelle par groupe, elle rejoint le point le plus proche encore accessible en voiture et finit le parcours à pied. «Il y a des jours c’étaient 10 minutes, et d’autres c’étaient plutôt 40 minutes. Avec près de 15 kilos sur le dos», relate la biologiste. Les écrans tactiles sont présentés aux animaux environ deux fois par semaine. Toutefois, les jours défilent et ne se ressemblent pas. En effet, une tempête de pluie ou de sable peut interrompre les expériences, une bande de congénères troubler celle observée ou encore la motivation des apprentis fluctuer, tout comme la motivation de la scientifique mise à rude épreuve par ces interférences. Persévérante, Tecla Mohr a entre autres démontré, avec ses collègues, que l’âge et le sexe influencent le taux de participation des vervets sauvages au test. Par exemple, les femelles adultes s’impliquent davantage que leurs homologues mâles, et s’imposent. Elles conservent donc leur statut d’alphas, comme souligné dans un article précédent qui décrivait la dominance au féminin. «Par ailleurs, aucune différence de succès n’a été mise en évidence entre singes captifs et en liberté dans nos conditions d’apprentissage, mais est-ce encore le cas dans le contexte d’un exercice plus difficile?» s’interroge la doctorante. Les données sont en cours de comparaison.

En route vers des développements prometteurs

«Je suis convaincue que le recours aux écrans tactiles pour examiner les capacités cognitives des populations sauvages va rendre possible l’avancée plus rapide de la compréhension de la cognition chez les primates non humains», conclut Erica van de Waal, principale investigatrice du projet. Cette preuve de faisabilité permet de s’affranchir de la nécessité de mettre des animaux en captivité, élargissant ainsi le potentiel d’application à d’autres espèces dans leur habitat naturel. Grâce à la collaboration avec des ingénieur·e·s du centre The Sense, les expertes envisagent d’optimiser le système (le rendre plus léger, obtenir des enregistrements de meilleure qualité, etc.). De plus, ces travaux de validation du dispositif ouvrent la voie à des expériences de communication multisensorielle, notamment en présentant aux singes des visages et cris de leurs semblables ou encore en utilisant des jeux en réalité virtuelle.

 

Publié du 13 janvier 2023 au 19 février 2023
par Nathalie Isorce (Communication FBM)
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