Dans toute l’Europe, les chercheurs en neurosciences soulignent l’importance de développer de nouvelles approches pour diminuer le nombre d’expériences qui nécessitent des animaux. En même temps, ils s’inquiètent des régulations de plus en plus contraignantes pour la recherche: une septantaine d’entre eux ont signé un appel dans la revue «Neuron», rappelant que l’expérimentation animale reste incontournable pour la compréhension des systèmes complexes, comme le cerveau, et des mécanismes fondamentaux du vivant, y compris de leurs dysfonctionnements.
Anita Lüthi, chercheuse à la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’UNIL, présidente de la Société suisse des neurosciences, fait partie des signataires. Elle répond à nos questions.
Il existe des alternatives à l’expérimentation animale, comme les organoïdes ou la modélisation informatique. Pourquoi ne peut-on malgré tout pas s’en passer?
Nous sommes ravis de voir se développer ces nouvelles approches, comme les organoïdes, dont on parle beaucoup aujourd’hui. Les organoïdes, qui dérivent des techniques des cellules-souches, nous ont permis de mettre en place des alternatives permettant d’étudier le développement du tissu humain. Leur utilité a déjà été démontrée dans la recherche des effets du virus SARS-CoV-2 sur le tissu nerveux. Il est clair que la recherche future permettra de développer d’autres approches et d’optimiser celles existantes. Toutefois, pour le moment, ces techniques ne peuvent pas remplacer l’expérimentation animale. Si je prends le cas des organoïdes, ces mini-organes modélisent une partie du cerveau mais pas le cerveau entier. Ces modèles ne nous donnent pas d’informations sur comment les différentes parties du cerveau communiquent entre elles, ni comment le cerveau interagit avec le reste du corps. Plus largement, à partir d’un tel «système réduit», nous ne pouvons pas examiner, extrapoler les éventuels effets secondaires d’un médicament – par exemple ceux des vaccins contre le Covid. En biologie, nous faisons face à une complexité irréductible. Et c’est d’autant plus vrai quand on parle du cerveau, qui est un organe encore mal connu. Même si les connaissances ont connu une progression spectaculaire ces dernières années, grâce aussi à l’expérimentation animale.
La publication dans Neuron insiste aussi sur le poids des régulations, qui visent à limiter l’expérimentation animale…
Entendons-nous bien: les régulations sont utiles, dans le sens où elles apportent une certaine standardisation, et responsabilisent les chercheurs. Nous sommes en contact étroit avec les vétérinaires et les commissions cantonales qui évaluent nos demandes de recherche. Nous documentons minutieusement chaque étape de nos expérimentations, qui est aussi discutée sur place avec les vétérinaires. Cette organisation est très importante parce qu’elle clarifie la procédure scientifique tout en respectant le bien-être de l’animal. Pour autant, la recherche est souvent imprévisible, on ne peut pas savoir à l’avance ce qu’il y a à découvrir ni, surtout, quand on va le découvrir! Il arrive fréquemment qu’on tombe sur quelque chose d’inattendu en cours d’expérience: avec la règlementation actuelle, on ne peut pas dévier du protocole initial, il faut donc demander de nouvelles autorisations. C’est tout à fait normal, mais le problème, c’est que le délai pour obtenir le feu vert peut être plus ou moins long: souvent, quand il arrive, nos souris sont devenues trop vieilles, et il faut recommencer toute l’expérience avec de nouveaux animaux! C’est un effet pervers de la réglementation actuelle. Pour y pallier, sans entrer dans un régime d’exception, il faudrait parvenir à accélérer cette procédure.
Que faire contre l’image négative qu’ont souvent les scientifiques qui travaillent sur des modèles animaux?
Pour commencer, les scientifiques sont des êtres humains comme tout le monde! C’est d’abord notre amour et notre intérêt pour les animaux et leurs comportements qui nous ont, moi et beaucoup de mes collègues, conduits à faire de la recherche. Nous sommes aussi motivés par l’espoir que notre travail peut apporter du bien. Si nous faisons ces expériences, c’est pour faire avancer la compréhension du vivant et, si possible, trouver des traitements pour les personnes malades. Il faut avoir à l’esprit que 35% des Européens souffrent de troubles touchant le cerveau, qu’on parle de pathologies psychiatriques, de maladies dégénératives ou neurologiques, comme l’épilepsie. Ce n’est pas tout: pour la validité de nos expérimentations, la qualité de nos données, nous avons besoin que nos animaux se portent bien. Je travaille sur les mécanismes du sommeil: il me serait impossible d’obtenir des données valables si mes souris étaient stressées ou malades. J’ai besoin qu’elles dorment bien pour obtenir des résultats exploitables. Nous sommes donc très attentifs au bien-être de nos animaux.
Vous êtes aussi très engagés dans les «3R»*, pour remplacement, réduction, raffinement…
Effectivement, et pas uniquement pour des raisons éthiques ou politiques, mais aussi pour des raisons scientifiques, car cela nous permet d’améliorer la qualité de nos données. Je prends un exemple de «raffinement»: auparavant, quand un neuroscientifique voulait étudier la façon dont deux aires du cerveau communiquaient, il n’avait guère d’autre choix que de prendre son scalpel et de sectionner la connexion, avec des conséquences irréversibles pour l’animal. Tandis qu’aujourd’hui, nous pouvons injecter une protéine photosensible, ce qui nécessite une petite opération d’une demi-heure, dont nos souris récupèrent vite et bien. Nous pouvons dès lors, en agissant sur la lumière, bloquer la connexion chez l’animal: non seulement il devient son propre contrôle, ce qui diminue le nombre de sujets d’expérience, mais le processus est réversible. Ce faisant nous améliorons aussi la qualité de nos observations. Autrement dit, c’est aussi en faisant des expériences, en affinant les outils, la technologie à disposition, que nous faisons avancer les «3R».
Concernant l’image des scientifiques, un des problèmes n’est-il pas qu’ils restent un peu trop confinés dans leur labo?
Comme toutes les personnes qui aiment leur travail, nous travaillons beaucoup. Mais nous sommes conscients aussi de l’importance de communiquer, nous adorons expliquer, essayer de faire comprendre nos recherches aux autres, que ce soient des collègues, nos connaissances, le public, une classe d’élèves… Il est en tout cas urgent de démythifier le scientifique, de casser cette image d’un être froid incapable d’empathie! Nous en avons beaucoup pour nos animaux, mais aussi pour les personnes auxquelles nos travaux peuvent donner un espoir. Comme signataires de l’article dans Neuron, nous appelons d’ailleurs à la création d’une Alliance for Better Animal Welfare, qui associe le public et la communauté scientifique. L’idée est de convaincre les gouvernements et les régulateurs d’allouer des financements spécifiques aux raffinements des expériences qui bénéficient au bien-être des animaux. Il me semble en tout cas urgent d’instaurer un dialogue constructif, ouvert, entre les chercheurs et le public.
* Le principe des «3R» vise à promouvoir les méthodes de recherche alternatives à l'expérimentation animale. En savoir plus.