Invitée à l’UNIL par le Centre de traduction littéraire, Josée Kamoun est l’une des voix les plus vives dans ce domaine. Elle fait parler en français George Orwell, Jack Kerouac, Philip Roth, John Irving, Virginia Woolf et tant d’autres. Interview.
« Henry James est difficile pour les Britanniques car il est Américain, pour les Américains car il est Britannique, et je crois bien qu’il est incompréhensible pour tous les autres », cite Josée Kamoun à propos de l’auteur auquel elle a consacré son doctorat. «Il s’agit d’un mot de T.S. Eliot», précise-t-elle. Jeter des ponts par-dessus l’océan du langage, rendre compréhensible une œuvre, en amener le sens profond à la surface, c’est le défi qu’elle se lance depuis trente-cinq ans, qu’elle relève au Château de Lavigny comme lauréate 2020 du Programme Gilbert Musy, et dont elle parlera en octobre à l’UNIL lors d’une Master class et d’événements organisés par le Centre de traduction littéraire, l’EFLE et la section d’anglais. Josée Kamoun interviendra à la Fondation Jan Michalski lors d’une soirée consacrée au roman 1984 de George Orwell, retraduit par ses soins en 2018, conférence suivie d’une table ronde sur la dystopie avec notamment Marc Atallah. Elle échangera en outre avec Boris Vejdovsky sur l’histoire récente des États-Unis, considérée sous le prisme de la littérature nord-américaine.
Il vous arrive de rencontrer l’homme ou la femme derrière le livre. Est-ce important pour les traducteurs ?
C’est une chance ! Je pense à Philip Roth, Jonathan Coe et Richard Ford, par exemple, et je vois trois hommes parfaitement sociables, dont la civilité n’est jamais en défaut. Ils partagent une grande élégance dans leur attitude comme dans leur apparence. Jonathan Coe incarne le flegme et l’humour britanniques, il traite ses interlocuteurs avec beaucoup de bienveillance, je l’ai vu avec des journalistes, pas seulement avec moi. Philip Roth était malicieux et dans la provocation, pour autant c’était un grand professionnel qui répondait inlassablement aux questions sur son œuvre, et ne manifestait jamais aucune impatience. Il me manque beaucoup. J’ai retraduit Les Faits à sa demande (Gallimard, 2020), sans l’avoir cette fois pour interlocuteur. C’est une tristesse de ne plus pouvoir parler avec lui… Richard Ford, pour sa part, est un homme aux manières d’aristocrate du Sud des États-Unis. Il comprend bien le français et se montre toujours prêt à choisir entre plusieurs versions que je lui propose car il est très attaché à la précision du terme, au détail, mais quand on l’interroge sur une phrase mystérieuse, abstraite, il oppose discrètement une fin de non-recevoir. Alors, l’interlocutrice ne sait pas ce qui se trouve « Behind blue eyes », comme dans la chanson des Who. Je pense que l’aspect mystérieux de son Canada pourrait expliquer un peu paradoxalement son succès ; la fascination exercée par ce livre tient sans doute à cette dimension métaphysique perçue par les lecteurs, sans être bien comprise. Dans la vie d’une traductrice, il n’y a pas plus de trois œuvres aussi stupéfiantes.
D’autres surprises ?
Je n’ai pas rencontré Ceridwen Dovey, une romancière sud-africaine dont j’ai traduit Au jardin des fugitifs en 2018, roman que m’avait très habilement « vendu » l’éditrice Héloïse d’Ormesson. J’étais intriguée par l’insistance de son héroïne à se décrire comme plain, donc banale, je me disais que l’autrice devait en savoir quelque chose… alors je suis allée voir ses photos et j’ai été stupéfaite de découvrir une fracassante beauté hitchcockienne. J’ai bien ri de ma bévue conventionnelle de ramener le personnage à l’auteur.
Justement, comment faites-vous la part entre l’auteur et l’œuvre ?
J’estime que c’est une question résolue sur le plan critique : nous savons qu’il ne faut pas confondre l’auteur, le narrateur et l’œuvre. L’artiste et son œuvre n’excusent pas l’homme, bien entendu. Pour prendre l’exemple de Polanski qui est accusé par des femmes, cela concerne sa vie et la justice, pas son œuvre. L’homme peut être condamné, mais quand on parle de boycotter une œuvre qui ne prône en rien la violence envers les femmes, on perd la tête.
Vous allez nous faire découvrir une femme d’exception, Vera Brittain…
Je compte terminer cette traduction lors de ma résidence au Château de Lavigny : c’est une autobiographie de 900 pages ! J’ai lu ce texte immense en zigzag et je peux vous assurer que c’est un page turner, rédigé en 1930 par une Anglaise extraordinaire engagée comme infirmière dans la guerre de 14-18, parce qu’elle ne supporte pas de rester à Oxford pendant que son frère et son bienaimé sont au front. Vous avez là le choc entre une éducation post-victorienne et la fureur de vivre qui s’exprime avec cet amour de jeunesse, cette intensité de la vie dans un contexte de mort. Dans Testament of Youth, Vera Brittain procède à un démontage de la propagande va-t-en-guerre qui sévissait dans les public schools et les universités.
Comment abordez-vous les œuvres déjà traduites ?
Prenons Sur la route, de Kerouac, je l’avais lu en français au lycée, et c’est une bonne traduction! J’ai dû me demander quelle serait ma valeur ajoutée et j’ai pensé à la musicalité, à privilégier le rythme et l’oralité ; j’ai décidé de mettre ce roman au passé composé pour lui donner un effet plus naturel, sur le mode de la confidence. Le long rouleau sur lequel l’auteur livrait le vrai nom des personnages avait été retrouvé, de sorte qu’Antoine Gallimard voulait le faire traduire tel quel. J’ai pu entendre un enregistrement de Kerouac lisant son texte, ça m’a aidée à traduire sa voix, son rythme bluesy, même si le français ne fera jamais la musique de l’anglais.
Votre Master class portera justement sur le rythme…
Oui, sur l’oralité des textes en prose, que nous avons tendance à oublier, contrairement à la poésie dont nous reconnaissons la musicalité. Or les neurosciences aujourd’hui apportent de l’eau à mon moulin : la lecture est auditive aussi bien que visuelle, nous entendons dans notre tête ce que nous lisons. Je vais lire avec les étudiants des pages caractéristiques, percutantes, poignantes, comme l’ouverture du Guignol’s Band de Céline, la première page de Lolita ou encore la dernière de Sur la Route. J’évoquerai notamment aussi un duo du XVIIIe siècle, Diderot et Lawrence Sterne, qui s’adressent tous les deux directement aux lecteurs. Je me réjouis énormément de cet échange avec les étudiants. Je lancerai quelques pistes pour allumer une petite étincelle et à eux de la faire exploser. J’apprenais des vieux autrefois, et maintenant, à mon âge, je peux apprendre des jeunes et c’est grisant. La vie serait bien triste si les vieux se contentaient de vouloir être écoutés des jeunes.
Il y aura toujours du travail pour les jeunes traducteurs ?
Bien entendu, il y aura des traductions et on peut toujours retraduire une œuvre parce que chacun la ressent à sa manière ; on ne traduit pas des mots mais les effets du texte sur soi. C’est de l’empathie et l’intelligence artificielle peut servir comme accessoire mais pas remplacer l’humain. Le traducteur n’éprouve pas l’angoisse de la page blanche, comme l’écrivain, mais il peut avoir celle de la page noire. La traduction n’est pas une science exacte, c’est un lieu d’échanges et de controverses qui se modifient selon les époques et les contextes ; ce n’est pas un long fleuve tranquille, alors c’est pour moi !
Master class à l’UNIL
Les 3, 10 et 17 octobre 2020 (sur inscription)
Soirée américaine
En collaboration avec le Club 44 à La Chaux-de-Fonds
Mardi 20 octobre 2020 à 20h15
Voyages en dystopie
Jeudi 22 octobre 2020 à 19 heures
Conférence de Josée Kamoun – Traduire la prose et table ronde
Vendredi 23 octobre à 19 heures
Lecture d’extraits de 1984 dans la traduction de Josée Kamoun
Collaboration CTL, Fondation Jan Michalski, Maison d’Ailleurs et Fondation Archives Antonio Saura (entrée libre, sur réservation)