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La culture n’est pas l’apanage de l’Homme; de nombreux travaux démontrent aujourd’hui l’existence de transmission culturelle également chez les primates non humains ainsi que chez d’autres animaux. Une étude menée sur les singes Vervet en Afrique du Sud par Erica van de Waal et Axelle Bono du Département d’écologie et évolution de l’UNIL, en collaboration avec des chercheurs des Universités de Zurich et de St Andrews (UK), met en évidence la complexité des processus d’apprentissage chez ces primates. Les résultats de leur recherche sont à découvrir dans l’édition en ligne du 30 août 2018 de la revue «Current Biology».
Afin de se prémunir contre les prédateurs et de défendre leur territoire et leurs ressources, les primates vivent en groupe. Ces communautés nécessitent le développement de stratégies pour coordonner la coopération ainsi que la compétition, notamment en matière de ressources et de partenaires de reproduction. Professeure assistante boursière FNS au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, Erica van de Waal a fondé en 2010 le projet «Inkawu Vervet», dont elle est la directrice, dédié à l’étude des capacités sociales et cognitives des vervets dans leur habitat naturel en Afrique du Sud. ‘Inkawu’ signifie ‘singe’ en Zulu, car le terrain de recherche en primatologie se situe en terre Zulu.
L’étude qui fait aujourd’hui l’objet d’une publication dans la revue Current Biology s’inscrit dans le cadre de ce projet. A l’origine, une interrogation: quel individu un vervet choisira-t-il dans son groupe pour apprendre une nouvelle technique d’approvisionnement en nourriture? La réponse dépend de plusieurs paramètres: le sexe de l’apprenti, le sexe de l’enseignant ainsi que le succès de ce dernier dans sa démonstration.
Les femelles, gardiennes de la culture locale
Afin de mener à bien ses investigations, l’équipe d’Erica van de Waal s’est basée sur une recherche antérieure qu’elle avait réalisée sur les vervets. Il s’agissait alors d’étudier le comportement de ces primates confrontés à un défi consistant à ouvrir un «fruit artificiel». Alors que deux possibilités d’ouverture s’offraient à eux, les chercheurs ont entraîné un singe de chaque groupe à utiliser une seule des deux méthodes possibles.
Résultat de l’expérience: les autres membres d’un même groupe ont adopté la nouvelle méthode seulement lorsque celle-ci avait été introduite par une femelle. «Nous pensons que la logique qui se cache derrière ce comportement est le fait que les jeunes mâles adultes sont amenés à quitter le groupe pour intégrer d’autres communautés vivant sur des territoires différents, alors que les femelles restent dans la communauté qui les a vues naître toute leur vie», interprète Erica van de Waal. «En d’autres termes, cela signifie que les femelles sont perçues comme de meilleures gardiennes de la connaissance et de la culture locale en ce qui concerne, par exemple, la nourriture (type, localisation, meilleur moyen d’extraire la partie comestible, etc.)».
Le biais des genres
Dans leur nouvelle étude, les biologistes ont décidé d’explorer une autre «règle» potentielle que les singes pourraient adopter lorsqu’il s’agit d’identifier le meilleur enseignant, à savoir: «copier le modèle qui a le plus de succès». Pour ce faire, ils ont utilisé un nouveau «fruit artificiel» qui se présentait sous la forme d’une boîte. Celle-ci pouvait s’ouvrir soit à son extrémité blanche, soit à son extrémité noire, afin d’en extraire un morceau de pomme.
Si la femelle dominante s’en approchait, les chercheurs ont fait en sorte, grâce à système de commande à distance, qu’elle ne puisse obtenir le morceau de pomme que par un seul côté (le noir dans certains groupes, le blanc dans d’autres). De la même manière, les mâles dominants ont été entraînés à utiliser l’autre extrémité du fruit artificiel, mais les scientifiques se sont arrangés pour qu’ils obtiennent cinq fois plus de nourriture que les femelles. «La question qui se posait alors était: dans quelle mesure, malgré ce biais, les autres membres du groupe allaient-ils continuer à copier les femelles ou allaient-ils plutôt être séduits par le plus grand succès des mâles?», interroge Erica van de Waal, dernière auteure de l’étude.
Des femelles sédentaires et des mâles migrants
La réponse à cette question est surprenante et varie fortement selon le sexe. Elle concerne en outre davantage les copieurs que les démonstrateurs: les mâles apprentis ont montré une nette tendance à recopier le mâle dominant auréolé de succès dans sa démonstration au détriment de la femelle; les femelles du groupe, pour leur part, sont restées fidèles à leur démonstratrice féminine, malgré sa performance modérée.
Comment expliquer une telle différence? «Nous supposons que, pour les femelles, le plus important est de tisser et maintenir des liens sociaux solides et étroits avec les autres femelles du groupe, avec lesquelles elle vont vivre toute leur vie», analyse Erica van de Waal. «Elles sont moins disposées à copier les mâles, qui quitteront un jour le groupe et seront donc moins enclins à avoir un comportement alimentaire local efficace sur le long terme».
Pour les mâles «migrants», la donne est différente, comme le relève Axelle Bono, première auteure de l’étude et doctorante dans l’équipe d’Erica van de Waal: «Pour s’intégrer dans un nouveau groupe, il faut être flexible et capable de s’adapter. Cela pousse les mâles à adopter les stratégies les plus efficaces afin d’apprendre des autres en fonction des différentes situations auxquelles ils seront confrontés.»
Ces travaux sont le fruit d’une collaboration étroite entre les Universités de Lausanne, Zurich et St Andrews. L’équipe lausannoise a élaboré l’approche expérimentale, fondé et coordonné le centre de recherche sur les singes Vervet et obtenu les financements pour mener à bien l’étude. Elle a également réalisé les expériences sur le terrain et analysé les résultats. Le Prof. Andrew Whiten a, pour sa part, aidé à la conception des boîtes expérimentales qui ont été créées par des techniciens de l’Université St Andrews, ainsi qu’à l’élaboration du protocole expérimental avec aussi les conseils du Prof. Carel van Schaik de l’Université de Zurich. Le Prof. Michael Krützen et ses collègues de l’Université de Zurich ont, de leur côté, effectué les analyses génétiques sur la population étudiée afin de connaître les liens de parenté entre tous les participants et de pouvoir inclure cette variable dans les analyses.
Du singe à l’Homme
Dans ses prochains travaux, Erica van de Waal va poursuivre ses investigations sur les stratégies d’apprentissage social chez les singes Vervet, plus particulièrement la fonction de la conformité. «Je prévois également de développer une approche comparative, en testant des paradigmes expérimentaux similaires mais chez l’Homme. Un autre pan de mes recherches se concentre sur les stratégies d’intégration des vervets après immigration dans un nouveau groupe. Et finalement, je vais comparer les capacités cognitives des vervets captifs et sauvages en utilisant des expériences sur écrans tactiles», projette la chercheuse.
Toutes les recherches menées par la scientifique devraient, à terme, «permettre de mieux comprendre les racines des comportements culturels chez l’Homme en étudiant les primates, qui sont les liens vivants de notre passé».