Le Centre cérébrovasculaire du CHUV et la cohorte lausannoise ont décroché une bourse Porphyrogenis, permettant d’accueillir une chercheuse grecque. L’occasion de capitaliser sur le registre ASTRAL, mine d’or pour la recherche sur l’AVC.
Patrik Michel est un expert des accidents vasculaires cérébraux, les AVC. Professeur associé de l’UNIL, le médecin dirige le Centre cérébrovasculaire du CHUV : un des huit centres suisses certifiés par la Swiss Federation of Clinical Neuro-Societies, qui prend en charge chaque année quelque 750 patient·es hospitalisé·es.
Mais à côté de la clinique pure, Patrik Michel est aussi le concepteur, le maître d’œuvre et, encore aujourd’hui, une des « petites mains » qui alimentent le registre ASTRAL (pour « Acute STroke Registry and Analysis of Lausanne ») : en entrant dans son bureau, on le surprend en train de vérifier pas à pas le dossier d’une patiente, un des milliers inclus dans le registre. ASTRAL, qui intègre l’intégralité des patient·es hospitalisé·es au CHUV pour un AVC ischémique aigu, comprenait 2,8 millions de données en 2023. « Toutes entrées à la main ! » souligne Patrik Michel.
Pourquoi se limiter à un seul type d’AVC ? « L’AVC ischémique qualifie les cas d’occlusion d’une artère du cerveau ou de la nuque, induisant un arrêt de l’apport en oxygène et en sucre dans certaines zones du cerveau, explique le professeur. Parmi les symptômes, on trouve la paralysie faciale, les troubles de la parole ou de la vision, les problèmes d’équilibre… On retrouve les mêmes symptômes dans les cas d’AVC hémorragiques, qui sont dus, eux, à la rupture d’une artère, avec présence de sang dans le cerveau ou à sa surface. Idéalement, il faudrait couvrir tous les types d’AVC – ce que fait d’ailleurs une base suisse des AVC, le "Swiss Stroke Registry" depuis 2014, mais de façon moins détaillée. Toutefois, avec des moyens limités, mieux vaut se focaliser sur un sous-groupe. Or les AVC ischémiques aigus, qui concernent près de la moitié des hospitalisations, sont les plus fréquents et parmi les plus traitables. » « Aigus » signifie que les patient·es ont été amené·es au CHUV dans les 24 heures après le début des symptômes.
Un registre « fait main »
Tout a commencé petit : après une phase pilote de neuf mois, en 2002, ASTRAL est lancé officiellement le 1er janvier 2003. La collecte des données commence : « Au début, nous travaillions sur Excel, se remémore le neurologue. Il y avait déjà une base de données au CHUV, mais démodée et très en retard, il a fallu tout recommencer. » Vingt-et-un ans après, le registre comprend plus de 7500 patient·es, avec 350 à 400 nouvelles entrées par année. Patrik Michel travaille désormais en tandem avec le Dr Davide Strambo, qui participe à la gestion et au développement du registre. Après Excel, les scientifiques sont passés sur Access, et vont bientôt upgrader à nouveau leur logiciel. Mais, en dehors des données métaboliques, tout est encore entré « à l’ancienne » dans ASTRAL, par saisie manuelle : « Aujourd’hui, on procéderait sans doute autrement, en automatisant au maximum, relève Patrik Michel. Mais j’ai la conviction que plus on travaille sur des données, plus on les triture, et plus on est précis, parce qu’on découvre des erreurs et contradictions qu’on peut facilement corriger. Cela devient plus cohérent. »
Avec ses 378 variables par patient·e, ASTRAL est en tout cas très détaillé : en vrac, on y trouve anamnèse, symptômes de l’AVC, valeurs métaboliques, imagerie (IRM ou scanner), modalités du traitement et réponse du ou de la patient·e, cause de l’AVC : « Par cause, on entend la cause mécanistique, autrement dit d’où vient le caillot, ce qu’on arrive à détecter dans 75% des cas ». ASTRAL intègre enfin un suivi à douze mois, bien au-delà des trois mois standards, s’intéressant à l’avenir des patient·es, aux séquelles, ou à l’éventuelle récurrence de l’AVC.
Un instantané de l’AVC
Et vingt-et-un an après, que dit ASTRAL ? « Ce registre nous donne une photographie de la réalité, de ce qu’il se passe dans un centre comme le nôtre. On peut déjà dire un mot de l’âge des patient·es : l’âge médian est de 75 ans, c’est donc une population assez âgée, avec beaucoup de comorbidités, qu’on parle de maladies cardiaques, de cancers, de troubles de la mémoire, etc., énumère Patrik Michel. C’est donc une population à risque, et l’on a observé une évolution avec les années, depuis lancement d’ASTRAL : nos patient·es sont de plus en plus âgés, de plus en plus fragiles, suivant en cela les courbes de l’évolution démographique et du vieillissement de la population. La bonne nouvelle, c’est que les AVC sont globalement moins sévères, moins nombreux pour une tranche d’âge définie, ce que l’on peut mettre sur le compte d’une meilleure prévention, et d’une meilleure détection d’AVC mineurs. »
Preuve que les efforts de communication paient ? Les spécialistes de l’AVC au CHUV multiplient les initiatives de prévention et d’information dirigées vers le grand public. Par exemple dans le cadre de la Journée mondiale de l’AVC, qui a lieu chaque année le 29 octobre. Autre cible, les médecins et soignant·es, pour qui sont organisés diverses formations et évènements. Comme dernièrement, mi-septembre, le symposium annuel du Centre cérébrovasculaire avec pour thème « AVC, sexe et genre ».
« Notre objectif avec ASTRAL est d’arriver à une meilleure compréhension des mécanismes de l’AVC, et d’essayer de répondre à un certain nombre de questions quant à l’avenir des patient·es. » Sur ce point, ASTRAL s’avère un petit trésor, qui a permis aux chercheur·euses d’établir plusieurs échelles pronostiques, dont certaines sont utilisées assez largement dans la recherche, mais aussi, en clinique, dans plusieurs hôpitaux. « On a pu démontrer que certaines de nos échelles, par exemple quand il s’agit de préjuger de l’évolution du handicap des patient·es, parviennent à battre les prédictions des expert·es du domaine. »
Reste la question « poil à gratter » : à quoi ça sert de prédire ? quelle est l’utilité d’un tel pronostic ? « Je pense que c’est une information importante, pour deux raisons : d’abord, si le pronostic est d’emblée très bon ou très mauvais, cela oriente le traitement, on va éviter d’employer des méthodes invasives, de dépenser inutilement des ressources. Ensuite, les patient·es et les proches veulent généralement savoir : quelles seront les séquelles, comment quantifier le risque de récidive ? »
Du registre de patient·es AVC à la population générale avec CoLaus|PsyCoLaus
Le Centre cérébrovasculaire a noué beaucoup de collaborations, et participe à plusieurs grandes études suisses ou internationales. « Ces partenariats, le partage d’informations sont très utiles pour notre travail avec ASTRAL : si nous isolons un sous-groupe avec un syndrome rare par exemple, cela nous permet, en échangeant nos données avec d’autres institutions, d’atteindre une masse critique de patient·es. »
Une collaboration clé est celle établie avec CoLaus|PsyCoLaus, la cohorte, créée en 2003 par les professeurs Gérard Waeber, Peter Vollenweider et Vincent Mooser, suit depuis vingt ans un échantillon de la population générale lausannoise. Ses investigateurs principaux actuels pour la partie somatique sont la professeure Carole Clair (Unisanté) et le professeur Julien Vaucher (CHUV et Hôpital fribourgeois). Le professeur Pedro Marques Vidal est un des analystes principaux de CoLaus|PsyCoLaus. Les buts principaux de la cohorte sont de mieux comprendre la prévalence et les mécanismes impliqués dans les maladies cardiométaboliques. C’est conjointement avec CoLaus|PsyCoLaus que le Centre cérébrovasculaire a décroché en juin une bourse Porphyrogenis, permettant à un·e chercheur·se grec·que de faire un séjour de recherche d’une année au CHUV. La lauréate est la Dre Anastasia Amadou, en provenance de l’Hôpital universitaire AHEPA, à Thessalonique, qui vient de poser ses valises à Lausanne.
ASTRAL et CoLaus|PsyCoLaus travaillent ensemble depuis une quinzaine d’années afin d’identifier et classer les AVC dans la population de la cohorte. « ASTRAL nous aide beaucoup dans cette tâche, mais ne nous permet pas d’estimer la vraie fréquence des AVC dans la population lausannoise. C’est là où le renforcement de notre collaboration, avec l’arrivée de la Dre Adamou, donnera des informations précieuses : dans une population d’adultes "normale" combien d’AVC surviennent sur un laps de temps de vingt ans, quelles en sont les causes et facteurs de risque ? se questionne Peter Vollenweider. Vu que CoLaus|PsyCoLaus contient une énorme quantité d’informations sur le style de vie, la nutrition, la santé mentale, voir la génétique, nous pourrons mieux estimer l’importance de chaque facteur de risque des AVC, et ainsi mieux prédire qui est à risque. »
Les chercheurs·euses lausannois·es seront appuyé·es dans cette démarche par le groupe du professeur George Ntaios, à Thessalonique, qui s’intéresse à l’épidémiologie de l’AVC dans la population générale. « Grace à cette collaboration, nous arriverons à développer de nouvelles échelles, ou à affiner les existantes, pour mieux prédire qui est à risque d’AVC. Ceci n’est pas seulement important pour informer correctement notre population mais aussi pour mieux cibler les mesures préventives sur les plans individuel et sociétal », conclut Patrik Michel.
De gauche à droite : Dre Anastasia Adamou, Dr Davide Strambo, Pr Julien Vaucher, Pr George Ntaios (sur l’écran), Pr Peter Vollenweider et Pr Patrik Michel. DR