English Français
Rapa Nui (île de Pâques), avec ses statues gigantesques et son paysage sans arbres, fascine les chercheurs depuis des siècles. Une nouvelle étude génétique publiée dans la revue «Nature» de cette semaine infirme la théorie populaire selon laquelle la population rapanui s'est effondrée à la suite d'un «écocide» - un suicide environnemental causé par l'homme - et montre que les Rapanuis se sont mélangés avec les Amérindiens des siècles avant l'arrivée des Européens sur l'île.
Rapa Nui ou Te Pito o Te Henua (le nombril du monde), également connue sous le nom d'île de Pâques, est l'un des lieux habités les plus isolés au monde. Située dans le Pacifique, elle se trouve à plus de 1’900 km à l'est de l'île polynésienne habitée la plus proche et à 3’700 km à l'ouest de l'Amérique du Sud. Bien que l'île, ses habitants et leur riche culture aient été largement étudiés par les archéologues, les anthropologues et les généticiens, deux éléments clés de l'histoire des Rapanuis restent à ce jour très controversés. L'un d'eux est la théorie de l'effondrement de la population par «écocide» ou «suicide écologique» dans les années 1600, considéré comme le résultat d'une surpopulation et d'une mauvaise gestion des ressources. L'autre grande controverse porte sur la question de savoir si les ancêtres polynésiens des Rapanuis ont interagi et se sont métissés avec les indigènes américains avant le contact avec les Européens en 1722.
Le numéro de Nature du 12 septembre 2024 présente une étude génétique qui éclaire ces deux débats liés à l'histoire rapanui. Cette étude se base sur le génome de 15 Rapanuis ayant vécu entre 1670 et 1950, et dont les ossements se trouvent au Musée de l’Homme, à Paris. Cette nouvelle étude a été réalisée par une équipe internationale de scientifiques menée par le professeur assistant Víctor Moreno-Mayar de l'Université de Copenhague (Danemark), la doctorante Bárbara Sousa da Mota et la professeure associée Anna-Sapfo Malaspinas de la Faculté de biologie et de médecine de l'Université de Lausanne (Suisse), en étroite collaboration avec des collègues de Rapa Nui, d'Autriche, de France, du Chili, d'Australie et des États-Unis.
L'effondrement n'a jamais eu lieu
L'histoire des Rapanuis a souvent été présentée comme une mise en garde contre la surexploitation des ressources par l'humanité. Après que les Polynésiens venus de l'ouest eurent peuplé l'île vers 1250, le paysage de Rapa Nui a radicalement changé. D'imposantes statues de pierre, les moaï, ont été sculptées et placées aux quatre coins de l'île, tandis que la forêt d'origine, composée de millions de palmiers, a diminué et, dans les années 1600, avait pratiquement disparu. Selon la théorie de l'«écocide», une population de plus de 15’000 Rapanuis a déclenché ces changements qui ont conduit à une période de pénurie de ressources, de famine, de guerre et même de cannibalisme, culminant dans un effondrement catastrophique de la population.
«S'il est bien établi que l'environnement de Rapa Nui a été affecté par des activités anthropogéniques, telles que la déforestation, nous ne savions pas si, ni de quelle manière, ces changements auraient entraîné un effondrement de la population», commente Anna-Sapfo Malaspinas, professeure associée à l'Université de Lausanne, cheffe de groupe au SIB Swiss Institute of Bioinformatics (Suisse) et dernière auteure de l'étude.
Les chercheurs ont examiné les génomes des anciens Rapanuis en espérant y trouver une signature génétique d'un effondrement de la population, telle qu'une baisse soudaine de la diversité génétique. Mais, étonnamment, les données ne contenaient aucune preuve d’un tel écroulement de la population dans les années 1600.
«Notre analyse génétique montre une population en croissance stable depuis le 13e siècle jusqu'au contact avec les Européens au 18e siècle. Cette stabilité est essentielle car elle contredit directement l'idée d'un effondrement spectaculaire de la population avant le contact», souligne Bárbara Sousa da Mota, chercheuse à la Faculté de biologie et de médecine de l'Université de Lausanne et première auteure de l'étude.
Grâce à leur analyse génétique, Moreno-Mayar, Sousa da Mota, Malaspinas et leurs collègues ont non seulement apporté des preuves contre la théorie de l'effondrement, mais ils ont également souligné la résilience de la population rapanui face aux défis environnementaux pendant plusieurs siècles, jusqu'aux chamboulements dévastateurs survenus à la suite du contact avec les colons européens en 1722.
Les Polynésiens ont-ils atteint les Amériques?
Un autre débat qui agite les chercheurs depuis des décennies est de savoir si les Polynésiens ont atteint les Amériques. Bien que la navigation maritime sur de longues distances à l'aide d'embarcations en bois ait probablement cessé après la disparition de la forêt de Rapa Nui, des preuves archéologiques et génétiques provenant d'individus contemporains suggèrent que des voyages vers les Amériques ont bel et bien eu lieu. Toutefois, des études antérieures portant sur de petites quantités d'ADN d'anciens Polynésiens avaient contredit l'hypothèse de ces voyages transpacifiques. Ces résultats remettaient en question la possibilité que les Polynésiens eussent atteint les Amériques et suggéraient que le contact déduit des données génétiques actuelles était la conséquence de l'activité coloniale européenne après 1722.
En générant des génomes anciens de haute qualité à partir des échantillons de dents et de tissus osseux issus des 15 ancêtres rapanuis abrités au Musée de l’Homme, l'équipe de scientifiques a considérablement augmenté la quantité de données génomiques disponibles pour l'île et a découvert qu'environ dix pour cent du patrimoine génétique rapanui avaient une origine indigène américaine. Mais surtout, elle a pu déduire que les deux populations s'étaient rencontrées avant l'arrivée des Européens sur l'île et dans les Amériques.
«Nous avons étudié la répartition de l'ADN indigène américain dans le patrimoine génétique polynésien des Rapanuis. Cette répartition est compatible avec un contact survenu entre le 13e et le 15e siècle», relève le premier auteur, Víctor Moreno-Mayar, professeur assistant à la section de géogénétique du Globe Institute de l'Université de Copenhague.
«Bien que notre étude ne puisse pas nous dire où ce contact a eu lieu, cela pourrait signifier que les ancêtres des Rapanuis ont atteint les Amériques avant Christophe Colomb», déclare Malaspinas.
Dans l'ensemble, les résultats de cette nouvelle étude permettent de trancher des débats de longue date qui ont donné lieu à des années de spéculation sur l'histoire des Rapanuis.
«Personnellement, je pense que l'idée de l'écocide a été élaborée dans le cadre d'un récit colonial. Il s'agit de l'idée que ces peuples soi-disant primitifs ne pouvaient pas gérer leur culture ou leurs ressources, et que cela les a presque détruits. Mais les données génétiques montrent le contraire. Il n'y a aucune preuve d'un effondrement de la population avant l'arrivée des Européens sur l'île; nous pouvons donc mettre un terme à cette idée», déclare Moreno-Mayar.
Futurs efforts de rapatriement
Il est important de noter que les scientifiques ont eu l’occasion de discuter en personne avec des membres de la communauté rapanui et la «Comisión Asesora de Monumentos Nacionales (CAMN)» à Rapa Nui. «Ces discussions ont permis d'orienter nos travaux et de définir un ensemble de questions de recherche présentant un intérêt aussi bien pour les scientifiques que pour la communauté», relate Malaspinas. Par exemple, l'équipe a pu montrer que les populations les plus proches des anciens Rapanuis sont celles qui vivent actuellement sur l'île.
«Nous savons que les archives des musées comportent des erreurs, y compris des erreurs d'étiquetage. Mais maintenant que nous avons pu établir que ces 15 individus sont bien nos ancêtres, nous savons que l’île est leur terre d’origine et notre communauté doit pouvoir décider de leur destinée», analyse Moana Gorman Edmunds, archéologue à Rapa Nui et coauteure de l'étude.
En outre, lorsque les résultats en cours ont été présentés aux représentants de la communauté rapanui, la nécessité de rapatrier leurs ancêtres a été évoquée comme un objectif central pour les efforts immédiats ou futurs.
«Nous disposons désormais d'arguments solides et factuels pour entamer un débat important sur la manière dont ces restes devraient être restitués à l'île et sur le moment où ils devraient l'être. De plus, via le CAMN, la communauté rapanui pourra contrôler qui obtient les données génétiques de nos ancêtres et à quoi elles servent», se réjouit Gorman Edmunds.