Vaporette, tabac chauffé, snus, « pouches » : tout est bon pour avoir sa dose ! Au sein d’Unisanté, une tabacologue, Isabelle Jacot Sadowski, et une toxicologue, Aurélie Berthet, scrutent cette nouvelle nébuleuse nicotinique. Interview croisée.
En matière de cigarettes électroniques et consorts, on a pris l’habitude de parler de « nouveaux produits du tabac ». Ce qui n’est pas tout à fait juste, relèvent Isabelle Jacot Sadowski et Aurélie Berthet, toutes deux spécialistes de ces questions au sein d’Unisanté. Première remarque : ces produits ne contiennent pas tous du tabac. Ainsi, les cigarettes électroniques ou vaporettes, les plus en vue de ces nouveaux venus, contiennent certes de la nicotine, mais pas de tabac. Les puffs en forment une sous-catégorie.
Viennent ensuite les systèmes de tabac chauffé (ou « heated tobacco products », HTP), dont le porte-étendard est l’IQOS développé par Philip Morris. Pour ces produits, pas d’ambiguïté, les « sticks » placés dans l’appareil contiennent du tabac.
Suivent deux spécialités à prise orale, donc sans fumée : tout d’abord, le snus, tabac moulu humidifié, conditionné en sachets. Il vient de Scandinavie, notamment de Suède où il est consommé depuis le XVIIe siècle. Le snus est interdit à la vente dans l’Union européenne, sauf en Suède… et en Suisse.
Il y a enfin les « nicotine pouches », dits aussi « sachets de nicotine » : ceux-ci ne contiennent pas de tabac, mais uniquement de la nicotine.
« Cette hétérogénéité fait qu’il est difficile d’arriver à une définition englobante et à des messages généraux, estime Isabelle Jacot Sadowski, médecin associée à Unisanté, responsable de la consultation de tabacologie et chargée de cours à la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. En effet, on ne peut pas mettre tous ces produits dans le même panier, il faut au contraire les considérer de manière séparée et selon la situation. Et il faut suivre de près les nouveaux développements, parce que ces produits évoluent rapidement ! »
La loi se fait attendre
Les premiers à avoir de la peine à suivre sont les législateurs : la nouvelle Loi sur les produits du tabac devrait enfin entrer en vigueur en 2024, alors qu’elle est en discussion depuis des années. Elle intégrera vaporettes et consorts, jusqu’ici peu réglementés.
Mais qu’en est-il de la dangerosité respective de ces produits ? La réponse est à la fois simple et compliquée : « En termes de toxicité, quand cela reste du tabac, cela reste plus nocif », résume Aurélie Berthet, responsable de recherche à Unisanté et privat-docente de l’UNIL. En cause, les nitrosamines spécifiques du tabac (ou TSNA), qui sont cancérigènes.
Voilà qui met d’emblée les HTP dans leurs petits souliers. Quant au snus, son cas est un peu à part : malgré l’absence de combustion et une réduction des TSNA, il contient du tabac et reste un produit nocif.
Mais cela ne retranche qu’une partie du problème : « Tous ces produits sont addictifs, parce qu’ils contiennent tous de la nicotine », rappelle Isabelle Jacot Sadowski. La médecin participe d’ailleurs à une grande étude multicentrique suisse, ESTxENDS, pilotée par le professeur Reto Auer, à Berne, et qui inclut les hôpitaux de Berne, Zurich et Saint-Gall, ainsi que Lausanne et Genève. Lancée en 2018, l’étude vise à mesurer l’efficacité, la sécurité et la toxicité, du vapotage pour des fumeurs qui cherchent à arrêter. Ses premiers résultats ont été publiés en février 2024 : ils montrent que le vapotage peut aider à se sevrer du tabac, mais pas forcément de la nicotine.
Également impliquée dans ESTxENDS, Aurélie Berthet s’intéresse elle aux aspects toxicologiques : à partir d’analyse d’urine de 300 des 1246 participants à l’étude, elle mesure les composés organiques volatiles (comme les métabolites de l’acroléine, du benzène, du 1,3-butadiène ou du crotonaldéhyde) et les hydrocarbures aromatiques polycycliques (comme les 1- et 2-naphtol) en lien avec le tabac, les nitrosamines spécifiques du tabac, le stress oxydatif, la nicotine et ses métabolites. Les prélèvements ont été effectués avant le début de l’étude, puis à six mois, avec plusieurs cas de figure : des gens qui ont complètement arrêté, qui vapotent, qui fument encore, voire qui fument et qui vapotent. « Notre objectif est de voir si on observe déjà, à six mois, une diminution des produits toxiques liés à la cigarette lorsque les personnes vapotent. » Publication à venir.
Question de goûts
Mais pour les deux chercheuses, la tâche est vertigineuse : à chaque fois qu’elles défrichent un bout de terrain, elles lèvent un nouveau lièvre. « La vaporette soulève d’autres problèmes, non mesurés dans l’étude, explique Aurélie Berthet. Je citerai la migration dans les émissions de métaux, présents notamment dans la résistance et les joints de l’appareil. Et aussi, et surtout, les aldéhydes, formés notamment par le fait de chauffer le propylène glycol et la glycérine végétale, qui entrent dans la composition de l’e-liquide et constituent le « véhicule » pour la nicotine et les arômes. Les arômes eux-mêmes, enfin, sont problématiques : chauffés, sucres et arômes génèrent aussi des aldéhydes, des composés irritants, et potentiellement cancérigènes pour certains. Or si les arômes sont réglementés pour l’alimentaire, ils ne le sont pas pour l’inhalation ! », souligne encore la toxicologue.
De plus, les arômes sont extrêmement nombreux, il est donc difficile d’avoir une vision claire, même si certains – comme la fraise et la cannelle – semblent plus problématiques. Les Pays-Bas ont trouvé la parade : les interdire tous, sauf l’arôme de tabac.
Pour Isabelle Jacot Sadowski, ces arômes, qui font miroiter Barbe à papa, Tarte tatin, Popcorn caramel, Crème brûlée ou Fraise Tagada, engendrent un autre problème : « Ils expliquent l’attractivité des vaporettes chez les jeunes et facilitent l’entrée dans la consommation: ces arômes plaisent aux enfants et réduisent l’aversion pour le produit. » L’utilisation assez systématique de sels de nicotine et les goûts fruités permettent encore de renforcer la douceur, explique Aurélie Berthet. Il y a pis : « Outre la facilité de consommation, certains arômes facilitent l’absorption de nicotine. »
L’arrivée des puffs, déclinaison jetable et bon marché des vaporettes, a encore aggravé la problématique auprès des jeunes : « les puffs sont plus faciles d’utilisation que les vaporettes classiques, observe Isabelle Jacot Sadowski. Elles sont jetables, donc pas besoin de savoir comment charger le liquide ou de se préoccuper de changer la résistance. Surtout, elles sont très accessibles : à moins de dix francs, il n’y a pas d’investissement de départ comme avec une vaporette classique. »
Néfastes pour les jeunes, les puffs le sont aussi pour l’environnement. Au point que certains pays, dont la France, se préparent à les interdire. L’interdiction devrait-elle s’étendre à d’autres produits ?
Ecran de fumée sur les nouvelles pratiques
« L’approche est nuancée, vu l’hétérogénéité des produits, mais aussi des profils de consommateurs, déclare Isabelle Jacot Sadowski. Selon les derniers chiffres, 25% de la population de plus de quinze ans fument la cigarette en Suisse. Le chiffre est en légère baisse, mais c’est une population encore largement majoritaire par rapport aux vapoteurs ; même si la tendance est à la hausse pour le vapotage, comme pour les utilisateurs de snus. »
Les chiffres manquent, et les zones d’ombre subsistent : « Faute de données, nous avons peu de visibilité sur les trajectoires : par exemple, les jeunes passent-ils du vapotage à la cigarette ? En l’état, nous ne le savons pas. » Il manque aussi des données sur les effets à long terme sur la santé.
La question des usages multiples complexifie encore le dossier : « Avec l’interdiction de la fumée et du vapotage dans les lieux publics, on peut supposer un report vers les produits à usage nasal ou oral, snus et pouches, dans certaines situations. Par exemple, à l’Université, lors des examens : certains fumeurs ou vapoteurs, dépendants à la nicotine et qui sont enfermés pendant quatre heures dans un auditoire, auront à portée leur boîte de snus », note Aurélie Berthet.
La chercheuse poursuit : « Concernant l’interdiction, tout dépend de la population à laquelle on s’adresse. Si on a affaire à un fumeur, passer de la cigarette au vapotage, c’est probablement passer d’un grand risque à un petit risque pour sa santé. Ce n’est plus du tout le même cas de figure si l’on parle de mineurs, d’adolescents. » Là, pour la tabacologue et la toxicologue, le message est clair : si les vaporettes peuvent avoir un effet bénéfique pour sortir de la dépendance à la cigarette, elles ne doivent pas être le tremplin pour y entrer. Elles sont donc favorables à l’interdiction des puffs, et à une réglementation plus stricte, dont l’interdiction de la vente aux mineurs, des vaporettes ou pouches.
Aurélie Berthet va même plus loin : lassée de « courir après l’industrie », elle rêve que tous ces nouveaux produits soient dûment testés avant leur mise sur le marché. Une homologation sur le même principe que les médicaments, en somme.