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Irina Guseva Canu, professeure associée à la Faculté de biologie et de médecine, se penche sur les nanoparticules, le burnout ou encore les conditions de travail des conductrices et conducteurs de bus. Alors qu’elle vient de décrocher un important financement européen, elle veut donner plus de visibilité à sa discipline, la santé au travail.
Née en Ouzbékistan, Irina Guseva Canu fait ses études de médecine à Tachkent. Mais c’est à Marseille qu’elle se spécialise en santé publique : elle quitte alors l’hôpital pour se consacrer à la recherche en épidémiologie des rayonnements ionisants. Elle ausculte pendant dix ans la filière du nucléaire, notamment au sein de l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ciblant le risque de cancer radio-induit.
Puis elle bifurque, effectue un Master en toxicologie à Paris, et s’intéresse tout particulièrement à la nanotoxicologie, aux risques liés aux nanomatériaux et nanoparticules* : « Ce sont des technologies émergentes, dont on ne connaît pas encore la toxicité », explique Irina Guseva Canu qui, entre 2012 et 2016, tient les rênes du programme national EpiNano. A titre d’exemple, elle cite la fabrication des composants de téléphone portable, des panneaux photovoltaïques ou encore des crèmes solaires, faisant appel aux nanotechnologies.
Spécialiste d’épidémiologie et de toxicologie, Irina Guseva Canu s’intéresse en particulier au milieu « air », à la pollution de l’air sur le lieu de travail, ce qui inclut également les fameuses particules fines : qu’on parle des PM10 (moins de 10 micromètres**, ou < 10 μm), des PM2.5 (< 2,5 μm) ou des PUF, pour « particules ultra-fines » (< 0,1 μm) – rien à voir avec les cigarettes électroniques du presque même nom, sauf que ces PUF sont générées par les procédés de combustion. Or plus ces particules, fines ou nano-, sont petites, plus elles pénètrent en profondeur dans l’organisme.
« On a tendance à opposer pollution environnementale, celle de la rue, générée par les moteurs, les poussières de freinage, etc., à la pollution du lieu de travail : mais il faut bien voir que pour de nombreuses professions – agents de la circulation, de la voirie, livreurs – cette pollution environnementale recouvre celle du lieu de travail, ce sont des gens qui la respirent professionnellement. »
Des risques physiques aux risques psychiques
Et ce qui est « dans l’air », dans le milieu professionnel, ne se limite pas aux seules particules : « Il y a des risques physicochimiques, mais il y a aussi des risques psychosociaux », souligne Irina Guseva Canu. Arrivée en 2017 à l’UNIL, la professeure associée est la responsable académique du secteur Epidémiologie et santé au travail d’Unisanté, où elle travaille également sur le burnout : « Le burnout est par définition professionnel, on parle d’ailleurs aussi de "syndrome d’épuisement professionnel". Il fait partie, au même titre que les nanomatériaux, des risques émergents, par opposition aux risques « traditionnels », comme le bruit ou les chutes, dont s’occupe la SUVA. »
Le burnout est au cœur d’un conflit de définition, opposant syndicats, associations patronales, assurances, à la mesure des enjeux financiers et des questions de responsabilité qu’il recouvre. Actuellement, il n’est pas listé comme maladie, selon la Classification internationale des maladies : « Mais la réalité est là, les employés sont de plus en plus exposés dans leur travail à des conflits, au stress, à une charge de travail trop lourde, des attentes exagérées et, au final, une insécurité quant à leur poste, tous des facteurs qui ont un impact sur leur santé mentale. »
Irina Guseva Canu fait partie d’OMEGA Net, réseau européen de chercheurs autour de l’épidémiologie professionnelle. Au sein de ce réseau, elle a mené les travaux sur une définition harmonisée, consensuelle – incluant 29 pays - du burnout, mais aussi sur la manière de le mesurer.
Et dans la continuité, elle est également partie prenante d’une autre grande étude européenne, Researcher Mental Health Observatory : celle-ci se penche sur le burnout en milieu académique, ciblant la santé mentale des chercheurs soumis à une très forte compétition, une pression démentielle à la publication, avec des postes souvent précaires.
Conductrices et conducteurs de bus sous la loupe
Irina Guseva Canu vient en outre de décrocher, avec treize autres partenaires, un important financement européen pour le projet INTERCAMBIO, lancé en janvier 2024, et soutenu en Suisse par le Secrétariat d’état à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI). Coordonné par l’Institute for Global Health (ISGlobal) de Barcelone, ce projet vise à évaluer et à pallier l’impact du changement climatique sur les conditions de travail. Plus spécifiquement, Irina Guseva Canu dirige un « work package » intitulé : « Sustainable work practices in public transit workers ».
La professeure retrouve une population, les conductrices et les conducteurs de bus, qu’elle examine depuis plusieurs années à travers plusieurs enquêtes et, bientôt, une étude de cohorte, sous le patronage de l’Office fédéral des transports. Elle s’y intéresse cette fois sous l’angle de l’« écoconduite » : ce mode de conduite « écologique » a fait ses preuves pour réduire la consommation de carburant, faisant du même coup baisser la facture pour l’exploitant d’une ligne de bus, et diminuer les émissions de polluants. Tout bénéfice pour l’entreprise et l’environnement.
« Il faut apporter quelques nuances à ce constat, relève Irina Guseva Canu : tout d’abord, l’écoconduite ne se limite pas au style de conduite, beaucoup d’autres facteurs entrent en ligne de compte, par exemple le type de route, de véhicule, etc. C’est un concept multidimensionnel. » Autre problème, les formations à l’écoconduite n’entraînent pas toujours des effets durables. Ce qui a conduit à l’installation de dispositifs dits d’« Eco-driving assistance », ou EDA, dans les bus. Soit un algorithme qui intègre des données comme la vitesse, l’accélération, le type de bus, le taux de remplissage ou encore les données GPS, informations qu’il va restituer au chauffeur afin qu’il puisse adapter sa conduite.
Aides ou mouchards ?
Ce sont sur ces EDA, et leur réception par les conductrices et conducteurs, que va se concentrer Irina Guseva Canu dans le cadre du projet INTERCAMBIO : « Comme dans toutes solutions technologiques, il y a forcément une dimension de contrôle : les conductrices et les conducteurs s’inquiètent par exemple qu’on les note, qu’on les mette en compétition en fonction de leurs performances. Ce qui est problématique, c’est qu’un certain nombre de variables externes ne dépendent pas du chauffeur : par exemple, en cas de forte chaleur, il va activer la climatisation pour le confort des passagers ; or la climatisation est par définition antiécologique. Cela va donc pénaliser le chauffeur, tout comme d’autres phénomènes – la route, les aléas climatiques – sur lesquels il ne peut pas agir. »
Les EDA, qui pourraient se généraliser, sont donc une vraie préoccupation pour les conductrices ou les conducteurs de bus. Elles ou ils craignent aussi une surcharge d’informations, avec un risque de distraction.
Dans le cadre d’INTERCAMBIO, Irina Guseva Canu et son équipe vont suivre pendant une dizaine de jours des conductrices et conducteurs de bus, en conditions réelles, sur un réseau romand. L’idée étant de mesurer leur stress, certains bus étant équipés d’EDA, d’autres pas. La phase expérimentale devrait avoir lieu à la fin de l’année.
Mettre l’accent sur la prévention
La richesse des projets de la professeure masque une réalité : « L’épidémiologie professionnelle et la santé au travail sont des parents pauvres en matière de financements, et de visibilité. Il y a peut-être un problème de perception, avec des disciplines vues par certains comme trop à gauche. En termes d’attractivité, la médecine du travail souffre aussi du fait que ce n’est pas une spécialité de prescription, mais essentiellement une médecine de prévention et de « reconnaissance », qui doit répondre à une question essentielle : une maladie est-elle imputable au travail ou pas ? » Au risque d’une sulfureuse réputation d’empêcheuse d’« entreprendre en rond », un petit côté « anti-économique » ?
« Je m’intéresse aux mécanismes de développement des maladies chroniques, liés à des causes professionnelles et environnementales, à une équation qui mêle notamment mode de vie et travail, ajoute Irina Guseva Canu. C’est ma pente naturelle, je trouve plus pertinent d’éviter qu’une maladie se produise plutôt que de devoir la guérir ; je pense qu’on néglige les efforts de prévention, y compris dans la formation des médecins, et qu’on met trop l’accent – et comparativement plus d’argent – sur une médecine qui "traite" au lieu de prévenir. »
Une médecine plus spectaculaire, plus « sexy », dont on met en avant les prouesses, au risque de la fuite en avant : « Les gens vivent de plus en plus longtemps, et ils sont en conséquence traités de plus en plus longtemps pour des polymorbidités chroniques. Un système qui coûte extrêmement cher. » Mettant en péril sa viabilité ? « Je pense que la prévention en général, et la médecine du travail en particulier, ont un rôle fondamental à jouer. »
* Soit des particules inférieures à 100 nanomètres (nm).
** Un micromètre (μm) vaut un millionième de mètre, ou un millième de millimètre. Par comparaison, un nanomètre vaut un milliardième de mètre. C’est le même rapport que celui de la Terre et d’une orange.