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Deux équipes de l’UNIL et de l’EPFL sont parvenues à démontrer que les hyménoptères synthétisaient des nutriments pour leurs bactéries intestinales. Une étude publiée dans « Nature Microbiology ».
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Les bactéries se sont adaptées à tous les environnements terrestres. Elles ont même évolué pour survivre dans l'intestin des animaux, où elles jouent un rôle capital pour leur hôte, lui fournissant de l’énergie, décomposant les aliments indigestes, entraînant et régulant le système immunitaire, gardant sous contrôle les bactéries pathogènes et synthétisant des molécules neuroactives qui régulent le comportement et la cognition de leur hôte.
C’est donc tout bénéfice pour l’hôte, mais quels avantages en tirent ces bactéries indigènes ? Certes, l’hôte fournit un logement confortable, mais fournit-il aussi le couvert, autrement dit des nutriments pour permettre sa colonisation ?
Une question épineuse qu’il est possible d’aborder par le biais des… abeilles. Autrement dit, un système relativement simple comparé au microbiote intestinal humain. C’est sur l'abeille domestique occidentale (Apis mellifera) qu’a jeté son dévolu le professeur Philipp Engel, au Département de microbiologie fondamentale (DMF) de l’UNIL, à Dorigny. Plus connu pour le délicieux miel qu’il produit, cet insecte est en effet un excellent modèle expérimental pour la recherche sur le microbiote : il a développé un microbiote intestinal remarquablement simple et stable, composé d’une vingtaine d’espèces de bactéries seulement. Dans le laboratoire du groupe Engel sont élevées des abeilles dépourvues de bactéries intestinales, puis nourries de bactéries spécifiques destinées à coloniser leur intestin.
Pension complète pour bactéries
Les abeilles raffolent de pollen et de miel, tous deux gorgés de nutriments, mais elles peuvent néanmoins survivre pendant de longues périodes avec un régime strict limité à de l’eau sucrée. Mais qu’en est-il des bactéries ? Une étude publiée le 15 janvier dans Nature Microbiology par des scientifiques lausannois lève un coin du voile : le DrSc. Andrew Quinn et Yassine El Chazli, candidat au doctorat, ont commencé par chercher la preuve que les populations bactériennes mutualisaient leurs nutriments lorsque les abeilles ne recevaient que de l’eau sucrée. Rappelons que les bactéries présentes dans l'intestin se nourrissent des nutriments provenant de l'alimentation de leur hôte, mais aussi des déchets d'autres microorganismes.
Or les résultats obtenus les ont laissés perplexes : une bactérie spécifique de l'intestin, Snodgrassella alvi, est parvenue à coloniser l’intestin des abeilles lorsque le sucre était le seul aliment disponible et en l'absence de tout autre bactérie ; cela alors même que S. alvi ne peut pas métaboliser le sucre.
En mesurant les métabolites dans l'intestin, les scientifiques ont découvert que l'abeille synthétisait elle-même de multiples acides (acide citrique, acide malique, acide 3-hydroxy-3-méthylglutarique, etc.) qui étaient libérés dans l'intestin, et qui étaient moins abondants en présence de S. alvi . Cela les a conduits à poser une hypothèse inattendue : et si l'abeille permettait directement à S. alvi de coloniser son intestin en lui fournissant les nutriments nécessaires ?
Preuve par l’image
Prouver cette hypothèse s'est avéré étonnamment difficile, mais heureusement, l'expertise clé se trouvait juste de l'autre côté de la route, dans le laboratoire du professeur Anders Meibom (affilié à l'UNIL et à l'EPFL). Le professeur Meibom et son équipe sont experts dans le suivi des flux de métabolites dans des environnements complexes, à une résolution de l'ordre du nanomètre en utilisant l'un des rares instruments NanoSIMS (Nanoscale Secondary Ion Mass Spectrometry) en Europe.
Ensemble, les deux équipes ont conçu une expérience dans laquelle des abeilles sans microbiote ont reçu un régime spécial de glucose, où les isotopes 12C naturels des atomes de carbone dans le glucose ont tous été remplacés par des isotopes 13C « marqués », naturellement rares. Les intestins de ces abeilles ont ensuite été colonisés par S. alvi, puis a commencé un parcours qui est passé par le laboratoire de microscopie électronique de l'UNIL, dirigé par la MER Christel Genoud, puis par le laboratoire du professeur Meibom et son NanoSIMS. Au terme de ce voyage, les scientifiques ont pu construire une « image » bidimensionnelle des atomes de 13C dans l'intestin de l'abeille, montrant que les cellules de S. alvi étaient fortement enrichies en atomes de 13C, ce qui reflète l'enrichissement en 13C des acides présents dans l'intestin.
Au secours des abeilles
Ainsi, en une seule image (voir en bas de cet article), l'équipe a pu montrer de manière concluante que l'abeille synthétise de la nourriture pour ses bactéries intestinales. « C’est un merveilleux exemple de collaboration scientifique de pointe, véritablement interdisciplinaire, qui a réuni plusieurs unités scientifiques au sein de l'UNIL et de l'EPFL, commente Anders Meibom. Lorsque nous travaillons ensemble de cette manière, il n'y a pas beaucoup d'environnements académiques dans le monde qui ont plus à offrir », ajoute le professeur, qui est un pionnier dans l'application des technologies NanoSIMS aux questions tenaces de la recherche en biologie.
« Il est possible que de nombreux autres microorganismes intestinaux se nourrissent également de composés dérivés de l'hôte », estime pour sa part le Dr Andrew Quinn, co-auteur principal, imaginant une extension de cette approche à d’autres bactéries. Se recentrant sur les abeilles : « Ces résultats pourraient également expliquer pourquoi les abeilles possèdent un microbiote intestinal aussi spécialisé et conservé. » Et ces mécanismes pourraient jouer un rôle dans la vulnérabilité des abeilles au changement climatique, aux pesticides ou à de nouveaux pathogènes : « Leur vulnérabilité pourrait résulter d'une perturbation de cette synergie métabolique minutieuse entre l'abeille et son microbiote intestinal. Nous savons déjà que l'exposition à l'herbicide glyphosate rend les abeilles plus sensibles aux agents pathogènes et diminue l'abondance de S. alvi dans l'intestin. Maintenant, armés de ces nouvelles découvertes, nous cherchons des réponses à ces questions pressantes. »
ENGLISH VERSION
When bees nourish their microbiota
Two teams from UNIL and EPFL have succeeded in demonstrating that the insect synthesizes nutrients for native gut microbes. A study published in « Nature Microbiology ».
Bacteria have adapted to all terrestrial environments. Some have evolved to survive in the gut of animals, where they play an important role for their host; they provide energy by degrading indigestible food, they train and regulate the immune system, they protect against invasion by pathogenic bacteria, and they synthesize neuroactive molecules that regulate the behavior and cognition of their host.
These are great advantages for the host, but what advantages do the bacteria derive? Certainly, the host provides a comfortable home, but does the host also provide nutrients to native bacteria that enable them to colonize?
It is a difficult question that is possible to answer with the aide of … bees. Professor Philipp Engel in UNIL's Department of Fundamental Microbiology (DMF) in Dorigny has set his sights on the western honey bee (Apis mellifera). They are a relatively simple system to study compared to humans and their gut microbiota. Best known for the delicious honey they produce, this insect is also an excellent experimental model for gut microbiota research: it has acquired a remarkably simple and stable microbiota, composed of only around twenty bacterial species. In the laboratory of the Engel group, bees are raised without gut bacteria, and then fed specific species that will colonize the gut.
Full board for the bacteria
Bees love to gorge on nutrient rich pollen and honey, but they can also survive for long periods on a diet of only sugar water. But what happens to the gut bacteria? A study published on January 15, 2024 in Nature Microbiology by the Lausanne scientists reveals new insights: Dr. Andrew Quinn and PhD candidate Yassine El Chazli began by looking for evidence that the bacteria share nutrients with one another when bees receive nothing more than sugar water. Remember that intestinal bacteria are known to consume dietary nutrients as well as waste products from other microorganisms.
However, their first results left them perplexed: One specific bacterium in the gut, Snodgrassella alvi, cannot metabolize sugar to grow, and yet it still colonized the bee gut when sugar was the only food in the diet and no other bacteria were present.
By measuring metabolites in the gut, the scientists discovered that the bee synthesizes multiple acids (citric acid, malic acid, 3-hydroxy-3-methylglutaric acid, etc.) that are exported into the gut and were less abundant when S. alvi was present. These results led them to pose an unexpected hypothesis: Does the bee directly enable S. alvi to colonize its gut by furnishing the necessary nutrients?
Picture proof
Proving this hypothesis was surprisingly difficult, but fortunately, the key expertise was just across the road in the laboratory of Professor Anders Meibom (affiliated with UNIL and EPFL). Professor Meibom and his team are experts in measuring the flux of metabolites in complex environments at nanometers scale resolution by using one of the few NanoSIMS (Nanoscale Secondary Ion Mass Spectrometry) instruments in Europe.
Together the two teams devised an experiment in which microbiota free bees received a special diet of glucose where the natural 12C atoms of carbon in the glucose were replaced with the naturally rare 13C “labelled” isotopes. The bees were then colonized with S. alvi. At the end of the experiment, the fixed guts embarked on a journey, first passing by the electron microscopy facility of UNIL, led by Senior Lecturer Christel Genoud. Then, they moved on to the laboratory of professor Meibom and his NanoSIMS. In the end, the scientists were able to construct a 2-dimensional “image” of the 13C atoms in the gut of the bee, which showed that the S. alvi cells were significantly enriched in 13C, which reflected the 13C enrichment of the acids present in the gut.
To the rescue of the bees
Thus, in a single image, the team was able to show conclusively that the bee synthesizes food for its intestinal bacteria. “This is a wonderful example of cutting-edge, truly interdisciplinary scientific collaboration, which has brought together several scientific units within UNIL and EPFL," comments Anders Meibom. When we work together in this way, there are not many academic environments in the world that have more to offer," adds the professor, who is a pioneer in the application of NanoSIMS technologies to the intransigent questions of biology.
"It's possible that many other gut microorganisms also feed on host-derived compounds," says co-lead author Dr. Andrew Quinn, imagining an extension of this approach to other bacteria. Refocusing on bees: "These results could also explain why bees have such a specialized and conserved gut microbiota." And these mechanisms could play a role in bees' vulnerability to climate change, pesticides, or new pathogens: "Their vulnerability could result from a disruption in this intricate metabolic synergy between the bee and its gut microbiota. We already know that exposure to the herbicide glyphosate makes bees more susceptible to pathogens and reduces the abundance of S. alvi in the gut. Now, armed with these new findings, we're looking for answers to these pressing questions."