La Transplantation de microbiote fécal (TMF) s’avère très efficace contre les infections à Clostridioides difficile. Une thérapie innovante qui soulève de nombreuses questions, qu’elles soient réglementaires ou fondamentales. Rencontre avec Tatiana Galpérine, responsable de la TMF au CHUV.
« Pour que la vie ne manque pas de selles » : c’est ainsi que Tatiana Galpérine intitulait, calembour inclus, sa leçon d’habilitation comme privat-docent, au printemps 2023. Car c’est elle qui a mis en place le Centre de transplantation du microbiote fécal (TMF) au CHUV, après avoir mené un projet similaire à Lille, et cofondé le Groupe français de transplantation fécale (GFTF) avec le professeur Harry Sokol. Elle est donc une spécialiste de cette thérapie innovante prometteuse qui est aussi, en termes réglementaires, un vrai parcours du combattant. Interview.
Quelles sont les indications de la TMF ?
En l’état actuel, il n’y en a qu’une : les infections dues à la bactérie Clostridioides difficile. Ces infections peuvent être sévères, entraînant des hospitalisations de 10 à 15 jours et, surtout, elles ont une fâcheuse tendance à récidiver. Ainsi un patient sur quatre va récidiver après une première infection et environ 40% de ces patients feront une deuxième récidive. Actuellement, on ne propose la TMF qu’à partir du troisième épisode, avec d’excellents résultats puisque le taux de succès avoisine les 85-90%. Très schématiquement, il s’agit de prélever le microbiote fécal d’un donneur sain, et de le « transplanter » à un patient. La TMF est un moyen de moduler le microbiote intestinal afin de restaurer ses fonctions. A noter que la terminologie est en train de changer : les Anglo-Saxons, notamment, parlent de plus en plus de TMI, pour « transplantation de microbiote intestinal ». Une terminologie plus neutre, qui se défend : le microbiote fécal est, après tout, le témoin du microbiote intestinal.
Justement, y a-t-il une barrière symbolique quand on aborde la TMF avec les patients ?
Je n’ai observé aucune réticence chez les patients ; au contraire, la TMF est souvent perçue comme un traitement naturel. Cela dépend bien sûr de la façon de présenter les choses. Il faut dire aussi que ces patients, qui souffrent d’une infection multirécidivante à C. difficile, sont très reconnaissants, il y a une vraie amélioration de leur qualité de vie. Non, les réticences viennent plutôt de la communauté médicale, qui est mal à l’aise avec un produit issu du corps humain, non stérile, non standardisé…
Cette « réticence » se traduit aussi au niveau réglementaire…
Le centre de référence de TMF s’inscrivait dans le plan stratégique du CHUV. L’aventure a vraiment débuté en 2019, quand nous avons reçu l’accréditation de Swissmedic pour la salle de production. Bien nous en a pris, car la régulation a changé en 2020 : désormais, comme un industriel, nous devons faire une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM), ce qui est une procédure complexe et très lourde. Nous avons reçu un premier avis favorable de Swissmedic, et c’est un véritable exploit. Nous visons une « mise sur le marché » courant 2024. C’est une première pour le CHUV. Dans l’attente de cette AMM, notre centre, déjà accrédité pour la production en 2019, demeure opérationnel et nous traitons un à deux patients par semaine. Lausanne est le seul centre accrédité en Suisse pour la production de transplant. Le fond du problème, je pense, vient du statut de la TMF : ni organe, ni tissu, la matière fécale est considérée comme un « médicament » en Suisse. Or ce n’en est pas un : on doit connaître la composition exacte d’un médicament, il doit être reproductible, ce qui n’est pas le cas du microbiote, qui présente une forte variabilité inter- et intra-individuelle. Swissmedic parle donc de « médicament non standardisé ». A cet égard, une réflexion intéressante est en cours à l’échelon de l’Union européenne, qui conduirait à considérer la TMF non pas comme un médicament, mais comme une substance d’origine humaine destinée à l’application humaine (SoHO) aux côtés du lait maternel et des cellules souches hématopoïétiques. Actuellement, en Suisse, il n’y a pas de tarification et donc de remboursement de ce traitement. Nous avons déposé en ce sens un dossier auprès de l’OFSP.
Qui dit thérapie innovante, dit recherche : quels sont vos axes principaux d’investigation ?
Tout d’abord, je tiens à souligner que nous avons la chance d’avoir une plateforme de métagénomique à l’Institut de microbiologie UNIL-CHUV grâce notamment à la Pre Claire Bertelli et d’être intégrés au NCCR Microbiomes, de compter de multiples collaborations en Suisse, notamment à l’UNIGE, mais aussi en Europe via le réseau EurFMT. Maintenant, comme centre de référence pour la TMF, nous avons trois entités, trois volets de recherche : le donneur, le transplant (médicament), le patient. Autrement dit, il nous faut identifier les donneurs, fabriquer le « médicament » et le donner au patient. Et c’est sans doute le premier temps, l’étape des donneurs, qui est la plus compliquée : en effet, nous avons un taux d’éligibilité très faible, de 5 à 10%. Il est plus difficile de donner ses selles que son sang ! A toutes les étapes du parcours du donneur, il y a de nombreux critères d’exclusion, comme l’obésité, un voyage récent, la prise d’antibiotiques dans les six derniers mois… La moitié des candidats sont déjà éliminés avant même les tests biologiques ! Nos recherches visent donc à rationaliser le bilan du donneur, qui est basé, historiquement, sur les exigences du don de sang. Nous voulons mieux caractériser le risque infectieux à partir des selles du donneur : nous nous sommes par exemple interrogés sur la pertinence de cibler le cytomégalovirus (CMV) lors des screenings visant à rechercher des pathogènes, alors même qu’il n’y a pas de preuve de transmission par voie fécale – c’est une « menace fantôme » selon notre étude publiée dans PLOS ONE. Et dans une étude en cours, nous travaillons sur le risque de transmission de Dientamoeba fragilis, un protozoaire qui, comme son nom l’indique, est très fragile. Ces recherches sont importantes, car alors que le bénéfice de la TMF pour le patient est très élevé, jusqu’à 90%, avec un risque faible si l’on respecte les bonnes pratiques, le taux de sélection des donneurs est très bas – ce qui a un impact sur la faisabilité du traitement.
Qu’en est-il du « transplant » ?
Le médicament est actuellement produit sous forme semi-liquide, administré par colonoscopie ou par sonde naso-gastrique, ou sous forme de gélules, pour ingestion par voie orale. Le transplant contenant le microbiote intestinal est congelé à -80°. Nous travaillons actuellement avec l’Institut des sciences pharmaceutiques de l’UNIGE pour améliorer la galénique : car nos gélules font 23 mm de long, et il faut en avaler deux fois vingt, à un jour d’intervalle ! Or une doctorante de l’UNIGE, Adèle Rakotonirina, a trouvé, en collaboration avec notre équipe, une manière de « micro-encapsuler » le transplant : la matière fécale est encapsulée dans des particules d’alginate (un dérivé de l’algue brune) – c’est grosso modo le principe du bubble tea. S’ensuit la lyophilisation et on obtient le produit final, de petites billes faciles à ingérer. Un procédé prometteur, en cours de validation.
Et le patient ?
Nous ne proposons actuellement la TMF qu’à partir du troisième épisode d’infection à C. difficile. L’idée serait de le proposer plus tôt, à la première récidive voire au premier épisode. Une équipe danoise a ouvert la voie, avec des résultats positifs, mais malheureusement leur étude comportait plusieurs problèmes méthodologiques. Nous avons donc lancé, avec le soutien du FNS, une étude randomisée dans huit centres en Suisse, qui livre déjà ses premiers résultats (étude FENDER).
Hors C. difficile, y a-t-il d’autres indications en vue ?
Nous travaillons actuellement sur un projet en oncohématologie, qui en est à ses débuts, et consistant à moduler via la TMF le microbiote intestinal de patients souffrant d’une leucémie aiguë, ou qui ont subi une autogreffe, afin d’améliorer leur tolérance au traitement. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que si la TMF montre des résultats incontestables dans les infections à C. difficile, nous n’avons à ce stade qu’une connaissance imparfaite des mécanismes fondamentaux à l’œuvre. Nous en sommes réduits aux hypothèses. Pour les aspects les plus consensuels, on peut dire que le microbiote intestinal, en état de symbiose microbiote-hôte, joue un rôle essentiel dans l’établissement d’une «barrière » contre C. difficile. C’est quand il y a déséquilibre, ou dysbiose, par exemple après une antibiothérapie, que les choses peuvent se gâter : la dysbiose, qui se traduit par la baisse de la diversité bactérienne, peut favoriser la colonisation par C. difficile. Un autre aspect important concerne le métabolisme des acides biliaires : à l’état normal, le microbiote intestinal intervient dans la transformation des acides biliaires primaires en acides biliaires secondaires. Or très schématiquement, les acides biliaires primaires favorisent la germination des spores de C. difficile, tandis que les acides biliaires secondaires l’inhibent. La dysbiose générée par les antibiotiques altère la transformation en acides biliaires secondaires, ce qui participe à la physiopathologie de l’infection à C.difficile. La TMF restaure notamment cette fonction. Soulignons que la TMF a un effet transitoire : chacun à son propre microbiote intestinal, qui est résilient, et va donc revenir in fine à son état original, pré-TMF. Autrement dit, on se trouve ici face à un écosystème fragile, avec des mécanismes extrêmement complexes : on en arrive au même mode de raisonnement qu’en écologie, ce qui est un vrai changement de paradigme pour l’infectiologie, qui a longtemps été préoccupée par l’éradication de la vie microbienne. C’est complexe, c’est fascinant, et c’est ce que j’aime.