Publiée dans « Lancet Neurology », une étude effectuée à Lausanne met en évidence le rôle que peut jouer l’intelligence artificielle non seulement comme outil pronostique mais aussi comme outil de suivi des patients présentant des lésions cérébrales aiguës.
L’évaluation de la réactivité pupillaire à la lumière (ou réflexe photomoteur) est un élément clé de l’examen clinique, la pièce maîtresse du pronostic chez les patients souffrant de lésions cérébrales aiguës. Avec une limite : l’examen, effectué par les cliniciens avec un stylo lumineux, reste subjectif, et ne donne qu’une évaluation assez grossière et non quantitative.
Or depuis une dizaine d’années, la pupillométrie automatisée à infrarouge, où un appareil mesure automatiquement la réactivité pupillaire, tend à se généraliser dans les unités de soins intensifs. Il a l’avantage de fournir des données quantitatives précises, standardisables et longitudinales : celles-ci montrent l’évolution dans le temps et donnent une appréciation globale des fonctions cérébrales (tronc cérébral).
Des études récentes ont déjà mis en évidence l’utilité clinique du Neurological Pupil index (NPi), système développé par la firme américaine NeurOptics, dans le contexte du coma après arrêt cardiaque. Le pupillomètre, s’appuyant sur un algorithme, calcule un score de 0 à 5, une valeur inférieure à 3 étant jugée anormale.
Mais plusieurs questions restaient en suspens, et notamment l’utilité de la pupillométrie quantitative et du NPi pour des patients souffrant d’autres lésions aiguës. C’est le point de départ de l’étude ORANGE, pilotée par Mauro Oddo, de l’Université de Lausanne, et Giuseppe Citerio, de l’Université de Milan-Bicocca, deux médecins spécialistes du coma. Cette grande étude prospective internationale multicentrique associe treize hôpitaux européens et nord-américains, dont le CHUV. Ses résultats ont été publiés le 20 septembre 2023 dans le prestigieux Lancet Neurology, classé au premier rang mondial parmi les journaux spécialisés en neurosciences cliniques.
L’étude ORANGE intégrait 514 patients en coma post-traumatique cérébral ou après une hémorragie intracrânienne. Pendant les sept jours suivant leur hospitalisation, ces patients ont été suivis de manière répétée, toutes les quatre heures, avec la pupillométrie automatisée. L’objectif était de mettre en relation les données mesurées avec le pronostic neurologique à six mois. Indication de la haute qualité de l’étude, le suivi à six mois a été complété pour 497 patients, soit 97%.
Résultats concluants
Tout d’abord, les chercheurs ont confirmé la validité du NPi comme outil pronostique pour des patients avec lésions cérébrales aiguës, montrant qu’un enregistrement d’au moins un score anormal (<3) était fortement associé à une mortalité à long terme et une mauvaise récupération neurologique, indépendamment de facteurs pronostiques connus (âge, diagnostic primaire, sévérité des dommages cérébraux).
Avec quelques nuances importantes : un score de 0 (absence de réaction) était observé chez 39% des patients avec une issue négative, mais également chez 8% des patients avec une issue positive, suggérant qu’une absence de réaction pupillaire n’est pas forcément le marqueur d’une pathologie irrécupérable. « C’est pour moi un des enseignements clés d’ORANGE, souligne Mauro Oddo, professeur ordinaire à l’UNIL, Directeur de l’innovation et de la recherche clinique du CHUV, et ancien médecin chef au Service de médecine intensive adulte, où l’étude a été effectuée. Le NPi n’est pas seulement un outil technologique d’appui pour le pronostic, mais également une aide potentiellement très utile durant la phase aiguë pour le suivi des complications cérébrales secondaires, survenant dans la première semaine après l’accident initial : c’est au cours de ces sept premiers jours qu’interviennent la plupart des complications, liées notamment à un œdème du cerveau et se traduisant par une montée de la pression intracrânienne. Mais certaines de ces perturbations peuvent être réversibles, grâce à une prise en charge idoine : à cet égard, le NPi offre un regard complémentaire et immédiat sur l’efficacité thérapeutique. »
L’étude a aussi mis au jour un nouveau seuil pathologique, montrant que des valeurs considérées comme normales (selon les critères de NeurOptics), situées entre 3 et 4, constituent déjà un seuil d’alerte car déjà associées à un moins bon pronostic ; elle suggère donc d’effectuer un monitorage étroit de ces valeurs « normales » basses.
« Le NPi est un outil simple, non invasif, dont les résultats ne sont pas altérés par la sédation-analgésie que les patients comateux intubés reçoivent durant la phase aiguë de leur prise en charge. Cette nouvelle technologie bouscule les habitudes, en modifiant quelque peu la position du clinicien face à la machine, à l’IA. Mais il faut la percevoir comme un outil complémentaire de suivi au lit du patient. Elle représente aussi une alternative pour des pays ayant moins de ressources, qui n’ont par exemple pas accès à des monitorages intracrâniens invasifs sophistiqués. Cette étude constitue une avancée importante pour les neurosciences cliniques aiguës, se réjouit le professeur Mauro Oddo. Et j’ai bon espoir que la quantité de données que nous avons récoltées au cours de l’étude pourra déboucher sur des développements futurs de la technologie, qui amèneront d’autres progrès pour la prise en charge des patients neurolésés. »