Pluralisme médical, hésitations vaccinales, rougeole : autant de thèmes qui traversent le parcours original de la nouvelle professeure ordinaire de l’IHM. En outre, elle s’interroge sur le rôle actif que peut jouer l’historien dans la santé publique.
Née à Nancy, formée à Paris, spécialiste du Vietnam, partie à l’Université de Montréal, Laurence Monnais est une historienne en mouvement : arrivée à Lausanne le 1er mars 2023, elle succède au professeur Vincent Barras à l’Institut des humanités en médecine (IHM). « Je suis une femme de terrain : j’utilise beaucoup l’histoire orale et des méthodes issues de l’anthropologie, pour moi il est indispensable d’aller sur place ! », souligne la professeure ordinaire.
Dans l’anamnèse de son parcours d’historienne de la médecine, tout commence par une thèse sur l’exportation de la biomédecine, comprenez la médecine occidentale, dans le Sud-Est asiatique, dans le contexte colonial de l’Indochine française: « Que font les gens pour se soigner ? Comment se reconfigurent les repères en santé dans un contexte de pluralisme médical, de coexistence entre une médecine traditionnelle et la médecine occidentale, mais aussi de contrôle politique ? Ce sont quelques-unes des questions que je me suis posé, et qui en ont suscité d’autres. Ainsi, je me suis par exemple interrogée sur ce que l’importation de la biomédecine avait fait à la médecine locale : ce qu’on observe, c’est un processus, très dynamique, de réinvention des pratiques médicales traditionnelles ».
C’est avec ce bagage qu’elle embarque pour le Canada et l’Université de Montréal à la fin des années 90. Et décroche en 2001 un poste de professeure d’histoire asiatique, dans le Département d’histoire. Mais elle continue à investir le champ de la santé, s’intéressant notamment au médicament comme objet social ou, renversant la perspective, à la façon dont les immigrants vietnamiens s’ajustent sur le plan thérapeutique dans le système de santé canadien.
De la médecine coloniale à la rougeole
De fil en aiguille, la question du pluralisme en santé, qui l’a conduite à traiter aussi bien de la surconsommation de médicaments, des médecines douces ou des « antivax », la ramène à l’histoire des maladies infectieuses, qu’elle avait déjà abordée en contexte colonial, et plus particulièrement à la rougeole : « Quand je disais, aux alentours de 2010, que je m’intéressais à la rougeole, mes collègues dressaient un sourcil. Mais pourquoi donc s’intéresser à la rougeole ? Il faut savoir qu’avant l’arrivée du SRAS-CoV-2, le virus de la rougeole était le plus contagieux au monde ; la maladie, largement infantile, reste une des principales causes de morbidité et de mortalité dont les méfaits sont étroitement liés à l’extrême mobilité, à la densité des quartiers les plus pauvres des grandes villes ou encore à la précarité alimentaire. C’est une maladie sociale, pas seulement évitable par la vaccination, en cela fascinante. »
Le champ est inexploré et Laurence Monnais se lance alors dans une Histoire mondiale de la rougeole : un projet collectif… en suspens depuis la pandémie de Covid qui a rendu difficile l’accès au terrain, notamment en Asie. Le redémarrage prend du temps, mais le délai aura eu cela de profitable que l’historienne pourra intégrer son nouveau pays d’élection : « La rougeole redevient en Europe, et en particulier en Suisse, une problématique aiguë de santé publique, notamment à travers la problématique de l’hésitation vaccinale. »
La pandémie n’aura pas été qu’un empêchement pour Laurence Monnais. Au contraire ! Tout d’abord, elle est intervenue pendant la crise du Covid comme experte de l’hésitation vaccinale justement: « Montréal a été très touchée, et a été très strictement confinée à plusieurs reprises en 2020 et 2021. J’ai un peu remisé ma casquette d’historienne et j’ai fait de la santé publique pendant dix-huit mois ! J’ai interagi avec des groupes communautaires, des pasteurs évangéliques et ce fut une expérience des plus enrichissante : faire de la santé publique m’obligeait à réfléchir à ma discipline comme outil de prévention, à faire de « l’histoire-prévention » en somme. Il est intéressant de se demander quel rôle peut jouer l’historien, ou plus largement, comment le passé peut nous aider à faire mieux la prochaine fois, à l’heure d’une franche obsession pour le recyclage. »
Le grand saut dans la médecine
Seconde opportunité amenée par la pandémie, la prise de contact de Laurence Monnais avec l’IHM : privée de terrain en Asie, elle passe une partie de son année sabbatique à Lausanne entre la fin 2021 et le printemps 2022. « J’ai fait la connaissance de l’institut dès 2017. J’appréciais déjà énormément sa bibliothèque et, en 2022, j’ai fait connaissance avec son équipe et j’ai été particulièrement séduite par l’accent mis sur l’interdisciplinarité en santé : ce bain dans la santé était pour moi un gros atout, car à l’IHM je pouvais me frotter directement à une faculté de médecine, alors qu’à Montréal j’étais rattachée à une faculté des arts. En plus, j’ai aimé la ville, donc quand un poste s’est ouvert, je n’ai pas hésité ! »
Laurence Monnais a un riche parcours, à cheval entre les disciplines, l’histoire de la médecine et l’anthropologie de la santé. Ses thèmes de recherche - populations vulnérables, hésitation vaccinale, maladies infectieuses - entrent en résonance avec les problématiques facultaires. A quoi s’ajoute son profil d’historienne de terrain, intéressée aussi au rôle actif que peut jouer l’histoire dans la santé publique : tout cela a pesé dans la balance pour sa nomination. Elle reprend en sus les rênes des éditions BHMS, et son expérience de directrice scientifique des Presses de l’Université de Montréal a là aussi été déterminante.
« La FBM a de l’ambition dans ce secteur, puisqu’elle vient d’ouvrir un bureau d’aide à l’édition de livres, afin d’accompagner les chercheurs et les enseignants intéressés par ce genre de publications, qu’on parle d’ouvrages spécialisés, de manuels ou d’ouvrages de vulgarisation. C’est un autre projet motivant. »
Après 28 ans au Québec, Laurence Monnais est arrivée le 1er mars 2023 pour reprendre au pied levé le cours d’histoire de la médecine, en 1ère année de Bachelor. Elle a démarré sur les chapeaux de roue : deux anciens doyens de la FBM et infectiologues du CHUV, Patrick Francioli et Michel Glauser, ont sollicité l’IHM pour retracer l’histoire de l’épidémie de listériose qui a mis en péril la production du vacherin Mont-d’Or dans les années 80 et secoué la Suisse romande. « Je suis donc allée à la Vallée de Joux afin de commencer à me familiariser avec cet épisode fascinant », relate la chercheuse. Une façon imbattable de prendre contact avec le terrain – et le terroir - vaudois.