En 2023, la revue PLOS Biology fête ses 20 ans d’existence. A cette occasion, elle remet en lumière une publication séminale de Patric Hagmann, professeur ordinaire de l’UNIL et médecin adjoint au CHUV, au Service de radiodiagnostic et radiologie interventionnelle, et de son comparse Olaf Sporns.
Patric Hagmann fait partie d’un club très fermé : celui des créateurs de néologismes entrés ensuite dans la langue courante, du moins dans celle des labos et de la littérature scientifique. Club fermé où il côtoie notamment, excusez du peu, Benoît Mandelbrot (fractale) ou Paul Josef Crutzen et Eugene Stoermer (Anthropocène)... Ce mot, c’est « connectome », qui est à l’honneur d’un numéro anniversaire de la revue PLOS Biology. Patric Hagmann l’a inauguré dans sa thèse en 2005, simultanément et indépendamment de l’Allemand Olaf Sporns, qui l’utilisait dans une lettre d’opinion. Puis le terme a connu une intronisation plus officielle dans un papier fameux, publié en 2008 dans la revue open access par les deux auteurs.
C’est cet article, Mapping the Structural Core of the Human Cerebral Cortex, que remet aujourd’hui sur le devant de la scène PLOS Biology, saluant son impact sur la discipline, et qualifiant Patric Hagmann et Olaf Sporns d’ « architectes de la science des réseaux cérébraux ». Car non content d’avoir enrichi le vocabulaire, le duo de chercheurs a surtout amorcé un changement de paradigme dans les neurosciences.
Du gène au neurone
« On peut faire une analogie avec ce qu’il se passait, à l’orée des années 2000, dans le domaine du génome, très hype à l’époque. Grâce aux avancées technologiques, on commençait alors à séquencer massivement les gènes, se remémore Patric Hagmann. Ce qui ouvrait la possibilité d’étudier non plus quelques gènes isolément, source de maladies rares, mais de s’attaquer à l’étude de pathologies plus communes dont l’origine est souvent issue de l’interaction complexe entre une masse de gènes. »
En parallèle, les neurosciences avaient aussi connu un coup d’accélérateur avec l’arrivée de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle, qui permettait de visualiser l’activité cérébrale : « Mais on ne parlait guère en termes de système, on en restait aux neurones particuliers ou aux régions cérébrales particulières : ce n’était pas si éloigné de la « bosse des maths » de la phrénologie. L’IRM fonctionnelle montrait quelle région s’activait en lien avec telle ou telle action, et ça en restait un peu là. »
Détour par les télécoms
Patric Hagmann décroche son diplôme fédéral de médecin en 2000, mais il pense qu’il s’est trompé de voie ; passionné de technologie, il souhaite se réorienter vers l’ingénierie, plus précisément dans les télécommunications. Il débute une thèse à l’EPFL avec pour objectif de tracer les fibres du cerveau par IRM, technique balbutiante à l’époque.
C’est là qu’il se familiarise avec les méthodes alors utilisées dans le domaine des systèmes de communication, notamment la théorie des graphes et des réseaux. Il réalise tout le potentiel de ces outils mathématiques pour l’analyse des tombereaux de données issues de l’IRM cérébrale. « Mon dada, c’est de faire du développement méthodologique. J’ai commencé par des algorithmes de tractographie, pour le traçage de faisceaux d’axones dans le cerveau, puis assez logiquement s’est posée une question : comment les représenter de manière utile mathématiquement ? L’intuition couplée à la curiosité dans un environnement propice a fait le reste. »
Happé, notre médecin un peu malgré lui embrasse alors définitivement la carrière hippocratique : « Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à quitter la médecine ! », s’amuse le professeur de la Faculté de biologie et de médecine, médecin adjoint au Service de radiodiagnostic et radiologie interventionnelle du CHUV.
Les nantis du cerveau
Deuxième facteur déterminant, sa rencontre avec Olaf Sporns, un Allemand émigré aux Etats-Unis : les deux chercheurs empruntent des cheminements différents, Olaf Sporns travaillant sur des données agrégées tirées d’études sur des macaques, mais les deux scientifiques aperçoivent simultanément l’intérêt de la théorie des graphes pour l’étude du cerveau. Ils commencent à travailler ensemble, séparés par 8'000 kilomètres d’océan.
Résultat, ce fameux papier de 2008 dans PLOS Biology, qui change la vision du cerveau : « Dans cet article, nous observions que la connectivité cérébrale n’était pas uniforme entre les régions. Au contraire, elle est très différenciée, mais aussi très organisée : schématiquement, certaines régions du cerveau reçoivent beaucoup de connexions, et en envoient beaucoup également – on les appelle core. » On parle également de hubs, par analogie aux grands hubs aériens comme Schipol ou Francfort. Ces régions hyperconnectées se situent dans la ligne médiane, voire postéro-latérale du cerveau.
« Si on raisonne en termes de transfert d’information, cela signifie que la plupart transite par ces régions. » Pour prolonger l’analogie, on peut aller à peu près partout depuis Schipol, souvent en ligne directe. Mais pour aller à Montevideo depuis Genève, vous allez forcément devoir passer par un de ces grand hubs.
Révolution systémique
Ce faisant, Patric Hagmann et Olaf Sporns ont posé, comme le souligne PLOS Biology, les bases d’une architecture du cerveau, compris non plus comme un patchwork de régions isolées, mais comme un large réseau intégré. « On parle désormais de l’action systémique du cerveau ; nos actions ne dépendent plus d’une région ou d’une autre, mais de leurs interactions, d’où résulte une combinatoire beaucoup plus importante. » Ce cerveau systémique, compris comme l’ensemble des connexions qui s’y jouent, c’est le connectome.
Le papier de PLOS Biology a eu une riche postérité dans les neurosciences : « Pour la première fois, on pouvait cartographier de manière extensive, et non invasive, la connectivité du cerveau humain : c’était un pas important, car sans savoir de quelle façon est connecté le cerveau, comment peut-on comprendre son fonctionnement ? » Cette approche est aujourd’hui largement utilisée, y compris par des scientifiques qui travaillent au niveau microscopique – des neurones et des connexions synaptiques -, par opposition au niveau macroscopique des régions cérébrales. Par ailleurs, depuis 2008, Patric Hagmann met à disposition de la communauté des chercheurs le Lausanne Brain Atlas, qui est très utilisé.
Une zone d’ombre
Deuzio, ces observations touchant au « câblage » du cerveau, se bornant à l’anatomie, ont apporté de nouvelles perspectives sur les observations fonctionnelles effectuées auparavant : « On s’est rendu compte que le core était surtout actif au repos. Or, à la fin du XXe siècle, les neuroscientifiques avaient justement constaté que ces zones postéro-médianes ne s’activaient jamais dans l’IRM fonctionnelle lorsque le sujet effectuait une tâche: il y avait d’ailleurs toute une littérature sur cette « dark matter », appelée « default mode network », un peu mystérieuse, du cerveau. Or, ces zones hyperconnectées s’activent précisément quand on dit aux gens de « ne rien faire », autrement dit quand on s’observe soi-même, qu’on est dans l’introspection, qu’on médite. Mais quand on est dans l’action, autrement dit en interaction avec l’extérieur, elles sont inactives. »
En plus de contribuer à lever un coin du voile sur cette « matière noire », Patric Hagmann a cherché aussi à valoriser ses outils en clinique au CHUV, avec des projets en psychiatrie, sur la schizophrénie, avec la Pre Kim Do Cuénod et le Pr Philippe Conus ainsi qu’en néonatologie, avec la Pre Anita Truttmann, sur le développement de l’organisation neuronale des bébés prématurés.
D’autres collaborations avec les HUG, cette fois, sont à l’ordre du jour, portant sur l’autisme et l’épilepsie.
Un homme de méthode
Revenant à son dada, la méthodologie, Patric Hagmann travaille enfin à la mise au point d’un nouveau genre d’imagerie combinant l’IRM et l’électroencéphalogramme, ou EEG : « L’IRM a une bonne résolution spatiale, de l’ordre du millimètre, mais reste au niveau de la seconde sur l’axe temporel. Ce qui est insuffisant, quand on sait par exemple que le cinéma propose un défilement de 24 images par seconde : il se passe beaucoup de choses sous la seconde ! A l’inverse, l’EEG propose un enregistrement en continu avec un échantillonnage de l’ordre de la milliseconde, mais avec une faible résolution spatiale, de l’ordre de plusieurs centimètres. Notre idée, en combinant l’IRM, l’EEG et notre connaissance du connectome, est de créer un outil permettant de visualiser l’activité électrique du cerveau à une fréquence et une résolution spatiale inégalées à ce jour, et combler ainsi cette tache aveugle dans l’imagerie cérébrale. »
Des travaux de recherche à côté desquels Patric Hagmann poursuit une activité clinique, à 50%, au sein du Service de radiodiagnostic et radiologie interventionnelle du CHUV comme neuroradiologue.
A cheval entre la recherche et la clinique, il observe, parfois de loin, les développements de la science des réseaux cérébraux qu’il a initiée. Avec une satisfaction : aujourd’hui, on ne peut pas faire de neurosciences sans parler de connectome. Le réseau, la connectivité cérébrale sont en quelque sorte des évidences a posteriori. « Il y a dix-huit ans, quand je cherchais un titre pour ma thèse, je me suis arrêté sur ce néologisme de connectome et son dérivé connectomique. Toutefois j’étais hésitant, je trouvais cela présomptueux. Mais mon directeur de thèse, le professeur Jean-Philippe Thiran, m’a dit : quand on écrit une thèse, c’est justement pour défendre une thèse ! Je me suis donc lancé, et la suite nous a donné raison », se réjouit Patric Hagmann. Avant de glisser : « Maintenant, que connectome rentre dans le Petit Robert, ça serait l’ultime consécration, non ? »