Une queue en éventail aux couleurs chatoyantes chez le paon, des yeux perchés aux extrémités de longues tiges de chaque côté de la tête chez les mouches Diopsidae. Les différents atours dont se parent les mâles pour se démarquer constituent la partie «séduisante» des amours. L’agressivité dont ils font preuve entre eux, et surtout à l’égard des femelles, peut en revanche avoir un effet extrêmement délétère sur la biologie des populations. De quoi potentiellement mener à l’extinction, selon une étude du Département d’écologie et évolution de l’UNIL parue le 2 mars 2023 dans la revue «PNAS».
La sélection sexuelle est au cœur de la biologie de l’évolution avec deux théories pour expliquer deux types de caractères. D’un côté, le principe dit du «handicap»: afin de permettre aux femelles d’évaluer la qualité de leur partenaire potentiel, les mâles vont chercher à se différencier par le biais de signaux distinctifs, tels que des danses élaborées chez les oiseaux du paradis, un chant rauque et bruyant chez les grenouilles ou des tubercules voyants chez les gardons. Ces caractères sexuels exagérés sont toutefois très coûteux (la queue imposante du paon et les yeux perchés de la mouche entravent le vol) et, par leur exubérance, risquent d’attirer les prédateurs. Aux yeux des femelles, ces signaux n’en demeurent pas moins un synonyme de bonne santé génétique, car le reproducteur parvient à survivre malgré un fort handicap. En sélectionnant les mâles aux attraits les plus marqués, elles «purgent» ainsi les mauvaises mutations.
L’autre stratégie mise en place pour s’assurer une descendance s’inscrit dans la théorie du conflit sexuel. Celle-ci se traduit par des interactions agressives envers les femelles pour les contraindre à s’accoupler, souvent au prix de leur fertilité et même parfois de leur vie. Chez la punaise de lit par exemple, les mâles déchirent l’abdomen des femelles pour y insérer directement leur sperme, ce qui provoque des plaies difficiles à cicatriser et entraîne des dangers d’infection. Chez la mouche du vinaigre, c’est le liquide séminal qui contient des protéines toxiques empêchant les femelles de se réaccoupler, au prix de leur fertilité future.
L’hypothèse classique remise en cause
Que se passe-t-il lorsque ces deux théories se croisent? Autrement dit, lorsque les mâles en meilleure condition peuvent développer des caractères plus agressifs qui leur permettent plus d’accouplements, mais avec un coût plus fort pour les femelles? «Nos conclusions vont à l’encontre de l’hypothèse classique stipulant qu’en éliminant les ‘mauvais gènes’, la sélection sexuelle favorise la bonne santé des populations», relate Charles Mullon, professeur assistant au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL et directeur de l’étude publiée le 2 mars 2023 dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). «Nous montrons, a contrario, que la compétition pour fertiliser le maximum de femelles peut avoir un effet fortement délétère sur la biologie des populations, pouvant potentiellement mener à l’extinction, tout en augmentant paradoxalement la qualité génétique.»
En effet, en développant des traits qui améliorent leur succès d'accouplement, les mâles en meilleure santé, notamment avec de «meilleurs gènes», nuisent aux femelles et, ce faisant, mettent en péril la survie de l’espèce qui dépend de la fertilité de ces dernières. On peut citer à titre d’exemple le cas de la mouche du vinaigre : les mâles plus grands et plus forts parce que mieux nourris sont plus agressifs envers les femelles et ont un impact plus délétère sur leurs congénères que les spécimens en moins bonne condition.
L’effet des bons gènes devient préjudiciable
L'hypothèse du «bon gène» est ainsi mise à mal. Elle postule que la sélection sexuelle sur les traits dépendant de la condition augmente indirectement la condition moyenne et donc la santé de la population. Les chercheurs de l’UNIL, en collaboration avec le Département des sciences de la vie de l’Imperial College London, démontrent à l'aide de modèles mathématiques qu'il faut rarement s'attendre à un tel effet lorsque les traits sexuels causent des dommages.
«Nous avons développé des modèles d'évolution des conflits sexuels où les individus varient selon leur condition. Nous montrons que le conflit est plus intense dans les populations où les membres sont en meilleure condition, par exemple parce que mieux nourris ou arborant moins de gènes délétères. Un tel conflit intensifié réduit la fertilité des femelles, ce qui peut potentiellement conduire à l’extinction. On observe plus généralement une association négative entre une meilleure condition et la taille de la population, ce qui est contraire à l’intuition. L’issue supposée bénéfique des bons gènes se révèle donc en fait davantage dommageable pour les populations», analyse Ewan O Flintham, premier auteur de l’étude et premier assistant au sein du DEE après une thèse de doctorat au Département des sciences de la vie de l’Imperial College London. Les modèles mathématiques de cette équipe montrent qu’il n’en faut pas beaucoup pour voir ces dommages. Il peut suffire par exemple qu’à chaque interaction un mâle réduise la fertilité d’une femelle de 2% pour que la taille de la population diminue presque de moitié.
Vers de nouveaux champs de recherche
Fort de ces résultats, le groupe lausannois propose d’analyser, dans le cadre de nouvelles recherches, si l’expression de traits dépendante de la condition a un effet non seulement sur la compétition sexuelle, mais aussi sur la compétition pour d’autres ressources et sur les interactions sociales.