pour la revue "Education et Sociétés" Nathalie Bélanger, Gaële Goastellec, Marie Verhoeven
A l’agenda politique international depuis le milieu des années 90’s avec la Déclaration de Salamanque (UNESCO, 1994), le référentiel de l’inclusion scolaire s’est progressivement imposé face à celui de l’intégration (Vislie, 2003 ; Thomazet, 2009 ; Plaisance et al., 2007), qui préconisait déjà l’inscription à l’école « ordinaire » d’élèves « identifiés comme à besoin particulier », précédemment écartés du système scolaire ordinaire. Entendant répondre à la dénonciation des effets négatifs indirects (notamment en termes de ségrégation et d’iniquité) induits par l’existence de structures éducatives spécialisées séparées, mais aussi à l’exigence normative accrue de développement du potentiel de chaque individu, le référentiel de l’inclusion colore aujourd’hui la majorité des déclarations et initiatives internationales relativesà l’éducation (Husson et Pérez, 2016). Ce référentiel a progressivement élargi sa cible – de la personne porteuse d’un handicap à l’enrôlement universel (Charlier et Croché, 2019) jusqu’à englober toute forme d’écart permanent ou temporel à la norme scolaire (déficience, trouble de la santé, trouble des apprentissages, mais aussi écarts sociaux et culturels…) (Ebersold, 2012).
Ainsi, le principe d’inclusion s’est en quelque sorte généralisé et vise aujourd’hui les spécificités de chaque apprenant, traduisant la montée d’un paradigme singulariste ou différentialiste (Hardy et Woodcock, 2015). Cette approche va de pair avec l’injonction adressée aux systèmes éducatifs d’assurer la participation scolaire et la réussite de tout élève, quelles que soient ses caractéristiques singulières, individuelles ou sociales (Ebersold, 2010 ; 2017). Autrement dit, il s’agit d’offrir à chaque apprenant les conditions d’un développement optimal de ses potentialités, via un environnement et des conditions d’apprentissages ajustées à ses attentes, ses besoins, son rythme. (European agency for special needs and inclusive education 2015). L’inclusion traduit ainsi les nouvelles responsabilités dorénavant dévolues aux organisations éducatives (Ebersold, 2010). Ces nouvelles injonctions sont en lien avec l’évolution anthropologique qui caractérise les sociétés de la connaissance dans lesquelles l’individu est avant tout considéré comme à la fois vulnérable et capable, enjoint de prendre en charge sa destinée et de développer son autonomie. Cette représentation de l’individualité est au fondement de la nouvelle organisation sociale dans laquelle la diversité est à appréhender dans une perspective capacitaire, et non plus essentialiste, que les institutions, dont l’école, doivent développer/assurer pour tous les élèves (Ebersold, 2019 ; Verhoeven et Bernal, à paraître). Une représentation illustrée par l’individu « autrement capable » (Plaisance, 2009).
Cela se concrétise dans ce qu’Ebersold nomme une « production d’usage » qui engage l’école à concevoir des environnements et des pratiques susceptibles de permettre la réussite scolaire et l’insertion sociale et professionnelle de chacun (2022). « L’impératif d’accessibilité est à l’ambition inclusive revendiquée par la société de la connaissance ce que la réadaptation fut à l’ambition intégrative spécifiant la société industrielle » (2019. p. 32)
En l’espace d’un demi-siècle, on est donc passé de la sectorisation du traitement de la diversité des besoins des élèves, à l’identification de ceux jugés « éducables » et « adaptables » au système ordinaire, puis à une injonction générale faite à l’école de s’adapter à la diversité des besoins et des profils d’élèves dans l’émergence des sociétés de la connaissance mais aussi du néolibéralisme qui a transformé les institutions et les politiques publiques (Bélanger et Maunier, 2017; Bélanger, 2019 ; Verhoeven et Bernal Gonzalez, à paraître).
Bien évidemment, l’opérationnalisation de ce discours global dans les différents systèmes éducatifs est médiée par les réalités nationales et locales où il doit être implémenté. Ainsi, à l’échelon national, les « traductions » du référentiel de l’inclusion abondent mais divergent dans leurs formes : dans le Canton de Vaud en Suisse, le concept 360° vise « une meilleure prise en compte de la diversité des besoins des élèves afin de permettre à chaque enfant de réaliser pleinement son potentiel »1, au minimum durant la scolarité obligatoire. En Ontario au Canada, les compétences dites du XXIe siècle sont mises en avant afin que chaque élève puisse réussir sur le plan personnel, du bien-être, mais aussi sur le plan économique et productif en s’engageant à une citoyenneté locale, mondiale et numérique dans un monde de plus en plus interconnecté et de plus en plus incertain (Ministère de l’éducation de l’Ontario, 2016). En Belgique francophone, l’inclusion s’affiche comme l’un des objectifs prioritaires du récent «Pacte pour un enseignement d’excellence », une réforme d’amplitude votée en 2018 ; tout en conservant des structures d’enseignement spécialisé, il s’agit d’encourager la prise en charge des élèves à besoins spécifiques dans l’enseignement ordinaire et de faire baisser le taux d’élèves pris en charge par le spécialisé. Cette injonction s’accompagne d’une palette de mesures structurelles qui jouent sur différents leviers, tant au sein de l’enseignement ordinaire que dans les écoles d’enseignement spécialisé. Dans quelques pays, comme l’Italie, précurseurs en la matière, cette politique est effective jusqu’au niveau universitaire (Ramel, Vienneau, Pieri, Arnaiz, 2016). En France, si le plan pour une université inclusive soutient principalement l’accès des étudiants en situation de handicap (MENESR, 2021), aux niveaux inférieurs, du primaire au lycée, les politiques nationales d’inclusion se déclinent en quatre dispositifs, qui correspondent à quatre grands types de situations (médicales, de handicap, de troubles d’apprentissage, de savoirs non acquis) identifiées comme révélatrices de besoins particuliers.
Ces instruments peuvent être mobilisés à l’initiative respective de différentes catégories d’acteurs. Ils coexistent avec des structures spécialisées, qui accueillent par exemple la moitié des enfants reconnus handicapés (Javellas et Dessus, 2022). A l’échelon local, dans le quotidien des écoles, le référentiel s’incarne et épouse les contours de réalités diversifiées. Ainsi, les injonctions et dispositifs inclusifs viennent « frotter » avec les caractéristiques de l’organisation scolaire, que ce soit du fait des structures éducatives d’ensemble, des politiques concrètes, des structures administratives, de la formation et des pratiques des enseignants ou encore des pédagogies implémentées (Bonvin, Ramel, Curchod-Ruedi, Albanese et Doudin, 2013). Or, peu de recherches portent justement sur la traduction du référentiel inclusif en pratique et sur ses interactions avec les organisations éducatives. Si ce constat est vrai à l’intérieur des systèmes nationaux, il l’est encore plus dans une optique comparative (Valco, 2008 ; Forlin, 2010, Bonvin & al., 2013).
C’est à cette question de la traduction effective des politiques inclusives en pratiques et en dispositifs organisationnels que ce numéro thématique est consacré. Comment ce changement de référentiel - cette « révolution anthropologique » (Ebersold, 2019) - impacte-t-il concrètement l’organisation scolaire ? « Peut-on observer, d’un contexte à l’autre, des modalités distinctes de ce nouvel impératif de « productions d’usage » (Ebersold, 2022) ? A la suite de précédents travaux (notamment Education et Société, 2019/2 N°44), nous proposons de mettre en dialogue les recherches récentes sur les systèmes, les organisations et les acteurs éducatifs, à travers deux grands questionnements.
Le premier a trait au périmètre politique effectif de l’inclusion et au processus de labelling qui l’accompagne. Si le référentiel de l’inclusion prétend s’éloigner des processus de signalement hérités de l’éducation spécialisée pour faire en sorte que ce soit l’établissement qui soit responsable de s’adapter à la diversité des profils des apprenants, on peut se demander si on en traite partout et s’il se traduit dans tout contexte. Parle-t-on d’inclusion dans tout établissement ? Si non, dans quels types ? Y a-t-il des niveaux/matières où il s’impose plus que dans d’autres ? Quel est le public-cible de l’inclusion et comment évolue-t-il ? S’agit-il principalement des élèves en situation de handicap, cible historiquement première, ou observe t-on un élargissement aux appartenances sociales, qu’il s’agisse du genre (en intégrant les questions spécifiques aux groups LGBT), de l’ethnicité, de la religion, ou de la classe sociale ? Comment la définition du public visé par les politiques de l’inclusion varie-t-elle dans le temps et l’espace ? Quels en sont les impacts et les changements sur l’école ?
Comment ce périmètre se transforme-t-il selon les contextes nationaux ou régionaux ? Au fil des décennies, ce périmètre semble évoluer, de même que les configurations de professionnels en charge de l’implanter et d’identifier les publics visés. Quels acteurs sont investis dans la mise en oeuvre du nouveau référentiel, à travers quels types de discours et d’ancrages disciplinaires ? Quels sont les spécialistes et les généralistes mobilisés et dans quelle mesure entrent-ils en concurrence ? Quelle part est allouée au médical? A quel nouveau type de labelling assiste-t-on (Lavoie, G., Thomazet, S., Feuilladieu, S., Pelgrims, G.,& Ebersold, S. (2013) ? Comment cette mise à l’agenda transforme-t-elle les rapports de pouvoir et, partant, contribue-t-elle à redéfinir la norme (Rayou, 2019) ? Non seulement la hiérarchie entre experts et profanes apparaît transformée, mais de nouveaux décloisonnements professionnels ont également lieu (Ebersold et Détraux, 2003), et, avec eux, de nouvelles asymétries (Payet, 2015). Le second questionnement renvoie au partage du travail éducatif d’un point de vue organisationnel. De quelles façons les politiques publiques mettant en oeuvre ce référentiel impactent-elles l’organisation scolaire, que ce soit au plan de l’individualisation des parcours, la différenciation des mesures, les projets d’établissement ou la mise en réseau des acteurs ? A un niveau macro, cela interroge l’effet sur les structures des systèmes scolaires. Comment s’est mise en oeuvre, dans différents systèmes éducatifs, une politique d’inclusion ? On pourra ici interroger les modalités d’implémentation du référentiel inclusif selon les structures préalables des systèmes scolaires, soit dans des systèmes qui ont une tradition de différenciation précoce ou à l’inverse de tronc commun long. On pourra également s’interroger sur l’usage fait des quotas comme outils de promotion de la mixité sociale dans certains contextes (Cantillon, Verhaeghe, 2022). Comment est-il opérationnalisé en fonction de l’histoire des structures éducatives, des structures de filières (Mons, 2008), de la place historique de l’enseignement spécialisé, des représentations nationales de la diversité sociale et, plus généralement, de différentes dépendances aux sentiers ?
L’enseignement spécialisé, historiquement dévolu à la scolarisation de toutes les formes de handicap, voit son périmètre rediscuté du fait de l’injonction à l’intégration et plus récemment de l’inclusion. Des réformes structurelles sont ici et là en discussion, comme en Communauté française de Belgique où il est envisagé de transformer la régulation d’ensemble du système éducatif en réformant l’enseignement spécialisé. Ce dernier consisterait alors en une école d’enseignement spécialisé par pôle géographique pour les enfants porteurs de handicaps lourds, les autres enfants identifiés comme à besoin spécifique étant inclus dans l’école ordinaire, tout en ayant accès à l’école spécialisée comme institution ressource. La réorganisation structurelle impacte l’équilibre et la répartition tant des publics d’élèves que des professionnels, avec de nouveaux couloirs de prise en charge des élèves identifiés comme à besoin spécifique, à l’instar de nouvelles collaborations entre enseignants de l’école ordinaire et personnel spécialisé en école spécialisée ou ordinaire. Avec, en filigrane, la question de la redistribution des ressources et des expertises, et les conflits qui en découlent. Quelles rationalisations des ressources sont à l’oeuvre ? Les ressources hier allouées aux écoles spécialisées, qui déclinent dans plusieurs contextes, sont-elles transférées dans l’école ordinaire ou dédiées plus spécifiquement aux élèves ?
De même, alors que s’observe une universalisation de l’inclusion, elle s’accompagne parfois du maintien de politiques en silos pour les différents publics d’élèves, notamment pour des élèves considérés encore trop peu familiers avec la culture de l’école, comme, par exemple, en Belgique, avec des dispositifs dédiés aux élèves primo-arrivants. Comment se pose, dans de tels cas, la tension entre une injonction globale à davantage d’inclusion et le maintien de dispositifs spécifiques ? A des niveaux méso et micro, ce numéro vise à documenter la façon dont différents acteurs du système scolaire - tutelles, directions d’école, enseignants et professionnels associés, familles - font face à l’injonction d’inclusion scolaire au bénéfice de tous les élèves. Avec quels impacts sur l’organisation scolaire ?
Pour les établissements, l’enjeu peut également consister à faire évoluer l’identité organisationnelle pour se positionner sur le quasi-marché scolaire. Dynamiques de distinction, d’image d’établissement (Draelants et Dumay, 2016), d’attractivité de public, de gestion de l’hétérogénéité (y compris de différence cognitive) sont alors en jeu, avec par exemple la multiplication d’écoles à pédagogie alternative, ou encore l’utilisation de ressources financières
et pédagogiques pour individualiser le parcours d’élèves identifiés comme à besoins spécifiques à travers le label du Haut Potentiel. Les politiques inclusives incluent ainsi potentiellement dans leur périmètre les élèves qui « se distinguent positivement dans un domaine particulier » (Charlier et Croché, 2019, p.16).
Pour les parents, cela peut déboucher sur le développement de stratégies de scolarisations spécifiques. Quels rôles jouent les parents dans la traduction du référentiel dans les écoles ? Recherchent-ils des écoles mettant en avant un projet inclusif ?
La division du travail éducatif transforme également les rapports de pouvoir entre enseignants et autres opérateurs, avec une transformation des modes de collaboration (Toullec-Théry & Nédélec-Trohel, 2010, Rousseau & al., 2017) et des professionnalités enseignantes (Guirimand & Mazereau, 2016). Analyser leur recomposition apparaît ainsi central. Dans certains contextes, l’expertise parentale fait l’objet d’une reconnaissance juridique. Ainsi, dans le Canton de Vaud, la loi permet formellement aux parents d’aller contre l’expertise professionnelle, et in fine de décider des modalités de l’inscription scolaire de leurs enfants. Or, on sait depuis les travaux de Boudon (1973) que cela impacte les inégalités sociales d’orientation, comme le suggèrent également, dans le cas des enfants identifiés comme à besoin particulier, les travaux de Sotirov (2022). Ces derniers ont trait au processus décisionnel qui prend place dans le cadre des réseaux préalables à l’entrée à l’école à la suite de ce qu’Ebersold (2006) nomme le capital stratégique des familles.
Les propositions d’articles attendues sont des contributions originales – inscrites dans une perspective critique - fondées sur des enquêtes empiriques qui s’inscrivent de préférence dans une perspective de sociologie des organisations, du travail et de l’école, pour s’intéresser à la traduction du référentiel inclusif en pratique, à la mise en oeuvre de l’action publique dans les catégorisations, aux conséquences systémiques, organisationnelles et professionnelles et aux recompositions à l’oeuvre. Les travaux confrontant les déclarations d’intention et l’organisation effective du monde scolaire, selon les spécificités nationales ou locales associées aux politiques d’inclusion, seront particulièrement appréciés.
Calendrier de travail
Les propositions d’articles, sous forme d’un résumé de 500 mots incluant la question de recherche, la méthode utilisée et les résultats, ainsi que les principales références théoriques utilisées, sont attendues le 15 décembre 2022 aux adresses suivantes (merci d’envoyer aux 4) :
Les éditrices feront un retour aux auteurs fin janvier 2023.
Premières versions complètes des articles : 15 juin 2023
Retour des évaluateurs : 15 octobre 2023
Envoi des versions révisées ou remaniées : 15 décembre 2023
Derniers échanges : mi-janvier 2024
Publication : printemps 2024