Éthicien, Ralf Jox a pris les commandes le 1er août 2022 de l’Institut des humanités en médecine (IHM) : dans un institut densifié et diversifié, qui intègre l’histoire, les études sociales, l’éthique médicale et bientôt le droit de la santé, il amène sa vision très interdisciplinaire. Rencontre.
Ralf Jox a fait ses études de médecine en Allemagne. Il les commence à Freiburg, mais reste un peu sur sa faim : « Il me manquait le sens, le questionnement, le débat, le dialogue », explique l’éthicien, qui se tourne alors vers la philosophie. Il veut mener les deux de front, philosophie et médecine, ce qui n’est pas possible à Freiburg, mais ça l’est à Munich. Émigration, et c’est en Bavière qu’il termine ses études : « Suivre en parallèle ces deux cursus a été dur, mais avec le recul, je suis aujourd’hui plus que jamais convaincu du croisement entre ces deux disciplines. C’était aussi une époque, les années 90, où il y avait énormément de questions éthiques en médecine, autour de l’assistance au suicide, des débuts de la génétique, de la fécondation in vitro, de la transplantation. »
Et Ralf Jox continue à creuser les deux sillons : il effectue un master postgradué en « Medical Ethics & Law » à Londres, et parachève sa formation clinique à Munich avec une spécialisation en neurologie, et un approfondissement en soins palliatifs. C’est aussi à Munich qu’il rencontre le professeur Gian Domenico Borasio qui le fera, quelques années plus tard, venir à Lausanne.
Ralf Jox arrive en Suisse en 2016, d’abord comme professeur associé à la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’UNIL, avant d’être nommé professeur ordinaire en janvier 2022. Et dès 2018, au CHUV, il partage son temps entre les soins palliatifs gériatriques et l’éthique médicale. Jusqu’au 1er août 2022, où il prend la direction de l’Institut des humanités en médecine (IHM), gardant un pied (20%) en soins palliatifs gériatriques. À l’IHM, basé sur le site de Provence, il succède au professeur Vincent Barras, historien de la médecine : l’éthique entre donc en force dans un institut qui, jusqu’en 2018, s’appelait encore l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique. Mais il ne faut pas y voir une révolution : « Je n’ai pas besoin de souligner l’importance de l’histoire de la médecine : pour trouver le sens dans une certaine pratique, il faut le recul de l’histoire, et ce en remontant parfois jusqu’à l’Antiquité. De même, les sciences sociales, la sociologie, l’anthropologie de la santé sont incontournables pour apprécier les mutations du rôle, des représentations du médecin et de la médecine aujourd’hui, de leurs liens avec la société. »
Un équipage multidisciplinaire
Et la frégate IHM, qui embarque aussi les relations hospitalières et les questions de spiritualité et santé, verra prochainement le droit de la santé monter à bord. Sans oublier, déjà en ses murs, une bibliothèque très bien pourvue, dépositaire notamment d’un important fonds d’ouvrages et d’objets anciens. Dans le rôle du capitaine, Ralf Jox insiste sur l’importance de l’intégration de cette équipe, « des personnes provenant de disciplines différentes, avec des méthodes différentes, et de plus beaucoup de nouveaux arrivants ».
Un autre aspect capital est le lien avec la clinique : « L’IHM fait partie du CHUV. C’est un atout pour un institut comme le nôtre, puisqu’il est crucial, qu’on soit éthicien, sociologue ou historien, d’être en prise directe avec la médecine, les problèmes cliniques des professionnels de santé, leurs problèmes existentiels aussi. Nous visons très clairement des humanités appliquées. » D’ailleurs, l’Unité d’éthique clinique du CHUV, est également rattachée à l’IHM, même si elle reste basée sur la Cité hospitalière. « Pour autant, c’est aussi notre privilège de prendre de la distance, du recul, de réfléchir, continue l’éthicien. Et de ce point de vue, on peut dire que l’IHM, situé géographiquement à mi-distance de l’UNIL et du CHUV, est bien placé. »
L’IHM doit répondre aux besoins des cliniciens, mais aussi faciliter le dialogue, les interactions entre les médecins, soignants, tous les acteurs du système de santé, les politiques, la société. C’est précisément le rôle aussi d’un nouveau format d’événement, le ForHum de l’IHM, qui fait intervenir des spécialistes mais aussi des représentants de la société civile.
Oser aborder les questions qui fâchent
« Nous sommes certes de petite taille, mais nous devons aborder des problèmes épineux, voire tabous. » Parmi lesquels, pêle-mêle, la durabilité : comment arriver à une médecine « soutenable » économiquement et écologiquement ? Mais aussi des questionnements professionnels, avec des métiers qui se transforment sous la pression des technologies, du numérique, de l’intelligence artificielle. Ou encore l’enjeu de la confiance du public : « Avec la crise du Covid, on a observé une certaine défiance, une certaine désorientation du public, générée aussi par les passes d’armes parfois orageuses entre scientifiques ou entre médecins. »
Ralf Jox est aussi membre de la Commission nationale d’éthique (CNE) pour la médecine humaine, où il est très sollicité, actuellement pour des questions ayant trait à la dysphorie de genre et à la procréation médicalement assistée. « Globalement, ajoute le professeur, la médecine est mobilisée un peu tous azimuts par la société. On peut dire que la médecine, le système de santé sont devenus aujourd’hui le paradigme principal pour chercher des solutions pour la société. »
Cette « médicalisation » de la société n’empêche pas que beaucoup de questions débordent largement le médical, mais touchent l’éthique, le droit, les sciences sociales, la politique : quel est l’objectif, la priorité du système de santé ? Vivre le plus longtemps possible ? Mais dans quel état, avec quelle qualité de vie - et de fin de vie ? Des problématiques sur lesquelles l’éthicien palliativiste se penche depuis longtemps, surtout au niveau « micro », celui de la clinique : c’est maintenant au niveau « macro », au niveau de la santé publique, qu’il veut les aborder.
Et de ce point de vue, l’IHM, avec son équipage multidisciplinaire, a un rôle central à jouer. « J’aimerais immédiatement tordre le cou à une idée, un malentendu : les humanités en médecine, ce ne sont pas une activité « culturelle » qu’on fait à côté, ni les « Belles lettres » ou un « esthétisme » de la médecine. Au contraire, on fait de la recherche académique sur des questions en prise avec le terrain clinique et la société : les sciences humaines et sociales sont au fondement de la médecine et des soins, domaines qui sont aujourd’hui plus que jamais interrogés dans leurs valeurs, dans leur identité. »