Kari De Pryck, chercheuse associée à l’Université Grenoble Alpes, répond aux questions de Massimo Pico, étudiant de Master en science politique, à l’occasion de la parution de son ouvrage portant sur le fonctionnement du GIEC, sa croissante bureaucratisation et les risques de dépolitisation des enjeux climatiques qui en découlent.
Massimo Pico : Votre dernier ouvrage aborde l’accroissement des règles et des procédures internes au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), depuis sa fondation en 1988. Cette bureaucratisation peut-elle nuire à l’évaluation des connaissances sur le climat ?
Kari De Pryck : Il est certain que cette bureaucratisation met énormément de pression sur les auteur·rice·s, comme le fait de rajouter des étapes au processus d’évaluation, des règles ou du reporting. Les auteur·rice·s doivent par exemple répondre à tous les commentaires qu’ils reçoivent lors des phases de révision, ce qui peut se compter en milliers pour un seul chapitre. Cela accroit la charge de travail des scientifiques, puisqu’il·elle·s doivent déjà rédiger leur propre chapitre et faire un état des lieux de la littérature. D’autant plus que la littérature sur les changements climatiques et leurs impacts est de plus en plus foisonnante. Il y a donc des voix qui s’élèvent contre et qui s’accordent à dire que cette situation n’est plus tenable. Les tâches se bureaucratisent et peuvent devenir ennuyeuses, parfois au détriment de débats plus substantiels sur les questions climatiques. Il convient de préciser que cette bureaucratisation touche les scientifiques de manière inégale. Les chercheur·euse·s des pays du Nord vont bénéficier du soutien de leur institution, qui peut décider d’alléger leurs autres tâches de recherche au profit du GIEC, ce qui est moins le cas dans le Sud. J’aimerais également ajouter que les règles engendrent du travail, mais permettent néanmoins une certaine transparence, de la cohérence et de la rigueur. Elles guident les auteur·trice·s dans leurs tâches.
Massimo Pico : Votre travail montre que le résumé à l’intention des décideurs du GIEC émerge d’un consensus complexe entre scientifiques et États membres, qui peut dépolitiser et réduire l’importance de certaines problématiques. Ces compromis constituent-ils un obstacle à la mise à l’agenda national et international des problèmes climatiques ?
Kari De Pryck : Oui, cela peut constituer un obstacle. La manière dont le GIEC parle du climat est très scientifique et technique. Elle ne s’intéresse pas aux rapports de force, à la dimension sociale et politique des changements climatiques. L’image qui est projetée dans les négociations est celle de problèmes principalement environnementaux. Alors qu’en y regardant de plus près, non seulement au sein du GIEC mais aussi dans la Convention-cadre [des Nations unies sur les changements climatiques], on se rend compte qu’en fait ces questions sont extrêmement politiques. Il y a des enjeux entre le Nord et le Sud du monde, au sein des États, entre différent·e·s acteur·trice·s étatiques et non étatiques. La science est mise sur un piédestal, alors que l’on marginalise par exemple les expertises des organisations de la société civile, qui pourraient s’avérer critiques concernant l’action des États et des organismes privés. Aussi, la question des responsabilités historiques des changements climatiques, qui est un aspect très politique, est moins développée. Le fait de présenter une image très technique de la question écarte tout un débat sur les aspects très conflictuels autour des politiques climatiques internationales et nationales.
Massimo Pico : Le GIEC est dominé par les sciences naturelles et l’économie, conduisant souvent à la formulation de solutions techniques à la crise climatique. Des disciplines comme la science politique, l’anthropologie ou la sociologie y demeurent minoritaires. Quels pourraient être leurs apports dans l’évaluation des connaissances du GIEC ?
Kari De Pryck : Ces disciplines pourraient apporter une réflexion beaucoup plus critique sur les dimensions sociales et politiques des changements climatiques ainsi que sur la fabrique des politiques publiques climatiques. Elles permettraient de mieux comprendre le rôle politique des différent·e·s acteur·trice·s. Par exemple, des travaux ont montré l’implication des lobbys états-uniens de l’industrie des énergies fossiles dans la remise en question de la science du climat, ces mêmes acteur·trice·s qui tentent aujourd’hui de s’afficher comme plus « verts ». Ce type de recherche est extrêmement importante pour comprendre l’inaction climatique et les difficultés à mettre en œuvre des politiques climatiques. Au niveau international, nous savons très bien que l’un des principaux obstacles à la coopération en matière de climat est la position des États-Unis. Il y a également l’aspect de l’usage qui est fait de la nature, laquelle est souvent abordée dans les rapports comme un actif économique. Elle n’est cependant pas seulement un bien que l’on peut commercialiser, mais la source de liens étroits avec les individus, comme le montre la question des peuples autochtones, qui est insuffisamment traitée par le GIEC. Avoir des politistes, des anthropologues ou des sociologues permettrait ainsi de remettre le politique au cœur de la crise climatique.
Massimo Pico : Le GIEC se prévaut d’une légitimité scientifique et politique, alors qu’il comporte des asymétries de représentativité. Vous expliquez que seuls 30% des contributeur·rice·s de l’organisation proviennent des pays du Sud. La domination de la science des pays du Nord est-elle un écueil pour les avancées en matière de connaissance climatique ?
Kari De Pryck : Ce sont des asymétries très profondes qui vont au-delà du GIEC et concernent la production globale de la science. Il est clair qu’il existe des écueils pour la compréhension des impacts des changements climatiques dans les pays du Sud du monde. Dans le dernier rapport du GIEC, des efforts ont été accomplis. Mais ce qui revient toujours, c’est que nous possédons davantage de connaissances sur les impacts des changements climatiques sur les pays du Nord que sur ceux du Sud, alors que nous savons que ces derniers sont les plus impactés. En Afrique et en Amérique latine, par exemple, il y a des impacts très importants en termes de sécheresse et de manque d’eau. Ceux-ci sont sous-représentés. La littérature à ce sujet existe trop peu et, dans la plupart des cas, n’est pas en anglais, la langue que le GIEC privilégie pour la publication de ses connaissances. Aussi, lorsque 70% des auteur·trice·s proviennent des pays occidentaux, les enjeux d’équité et de justice climatique sont souvent marginalisés, car ils ne sont pas considérés comme « scientifiques ». Cela m’amène à dire que la légitimité du GIEC est tributaire du contexte. Dans les pays du Nord, nous avons l’impression que le GIEC fait autorité, grâce à sa fabrique de faits scientifiques. Alors qu’au Sud, les conclusions du GIEC sont souvent remises en question. Des pays comme l’Inde, le Brésil ou la Chine se méfient de ces conclusions et cherchent à s’assurer que leurs perspectives soient dûment représentées.
Article de Massimo Pico, étudiant de Master en science politique, IEP