Pierre de Saint-Phalle a publié un livre qui émane de sa thèse: "Normes et valeurs de la dette (1787-1791): Une institution financière, sociale et politique."
Quel était l'enjeu de la dette publique à l'époque de la Révolution française ?
Disons d'un mot qu'on ne peut saisir 1789 sans comprendre la place et le rôle de la dette de l'État monarchique. Parler de "dette publique" avant 1789 est difficile en France, car il s'agissait selon une partie des acteurs de "dettes royales", soit de dettes personnelles du roi, et non des dettes de l'État. En étudiant les pamphlets entre 1787 et 1789, plusieurs lignes de fracture théoriques et politiques apparaissent justement pour savoir si ces dettes françaises sont, telles les dettes anglaises, bien des dettes vis-à-vis de la nation (et donc "sacrées", mot employé), ou bien s'il s'agit de simple paris financiers fait par des créanciers, annulables par un coup d'autorité royal. La question de la sauvegarde ou de l'annulation des dettes échauffe les esprits entre 1787 et 1789. Un front politique se solidifie entre l'automne 1788 et le printemps 1789 pour empêcher le pouvoir royal d'annuler les dettes. Lors du serment du Jeu de Paume, le premier acte de l'Assemblée Nationale Constituante est de prendre le contrôle des impôts et d'interdire toute annulation des dettes.
C'est ici un élément surprenant et très éclairant pour les lecteurs contemporains : le conservatisme politique voulait annuler les dettes quand les révolutionnaires désiraient les sanctuariser, les protéger, et les rembourser intégralement.
Lorsque Louis XVI décide de reprendre la main, il renvoie secrètement Necker (un banquier genevois farouche opposant à l'annulation), et nomme un gouvernement de personnalités ouvertement favorables à l'annulation. Ce fait initie directement la semaine du 14 juillet 1789 : la commune de Paris se déclare et s'institue en menaçant de mort ce nouveau gouvernement s'il ose annuler les dettes. Par la suite, tout au long de 1789, la sauvegarde des créanciers de l'État est un leitmotiv des débats révolutionnaires.
Pourquoi cette focalisation sur les dettes ?
En 1787, ces dettes héritées de la guerre Américaine sont immenses puisque leur service représentait 48 à 50% de l'ensemble du budget de l'État chaque année. Or, ce que montrent les recherches historiques récentes est que la dette royale est alors le seul moyen d'épargne, non seulement pour les plus fortunés, mais également pour les simples travailleurs. Dès 1740, même les domestiques placent une partie de leur revenu sur les rentes de l'Hôtel de ville de Paris, par le biais des notaires. Comme il n'y a ni sécurité sociale, ni retraite, ni compte en banque, la dette étatique rempli un peu tous ces rôles à la fois. Pour résumer, menacer en 1789 d'annuler les dettes revenaient à peu près à menacer d'effacer le compte épargne et les investissements de la majorité de la population disons active de l'époque, surtout parisienne...
Quelle méthode d'analyse a été utilisée dans le livre ?
Initialement, je voulais comparer des crises de dettes publiques, à la fois éloignées dans le temps et dans l'espace, pour dégager des invariances. Pour réaliser cela, j'avais décidé d'appliquer la même méthode à chacun de mes cas : analyse des théories en présence (l'histoire des idées politiques et économiques), analyse des intérêts sociaux (histoire économique et sociale) et analyse des institutions (histoire institutionnelle). En science-politique on connait bien cela, il s'agit de l'analyse dite des "3 i", idées, intérêt, institutions. Le croisement de ces trois dimensions, pour trois crises de la dette, devait me permettre de comparer finement les évolutions constatables. Finalement, je n'ai analysé que 1789, mais j'ai gardé cette approche en augmentant le zoom : 1720-1787 / 1787-1789 / 1789-1791. J'ai ainsi pu suivre l'évolution des idées sur la dette publique (de John Law à Adam Smith en gros), l'évolution des intérêts sociaux (le prototype social du créancier évolue tout au long du 18e siècle) et l'évolution des institutions qui organisent la dette (financiers de l'État, Caisse d'Escompte, notariat, politiques budgétaires suivis, etc...).
Il s'est agi concrètement de bâtir et faire dialoguer des corpus primaires et secondaires. Cela m'a amené à travailler les textes de John Law, Montesquieu et David Hume, à comprendre leur hostilité ou leur défense de l'endettement étatique, à replacer leurs argumentations dans le contexte politique et social de l'époque. Mais également à prendre connaissance des recherches contemporaines menées sur les différentes dimensions de la dette publique.
Comment cet épisode historique nous permet de mieux appréhender la dette aujourd'hui ?
Il est délicat de vouloir chercher dans le passé des éléments de compréhension ou d'éclaircissement du présent. Les contextes sont tellement éloignés, les représentations si différentes que lire 1789 comme une sorte de prisme révélateur de 2022 me semble difficile. Cependant, les argumentations proposées par les acteurs, leur conception de la justice et des normes nécessaires sont des éléments précieux à la fois pour comprendre leur époque, et pour saisir en quoi la nôtre diffère. Il est tout à fait troublant de constater l'air de famille prononcé entre les discours du passé et ceux du présent sur la dette étatique. Le fameux "fardeau des générations futures" est déjà présent, ainsi que sa critique... Le rôle d'accroissement des inégalités entre citoyens, du fait même de la dette publique, est déjà dénoncé, avec force. Hier comme aujourd'hui, certains pensent l'économique et le financier comme sciences presque naturelles, et non comme pratiques puissamment nourries d'éthique et de politique. Hier comme aujourd'hui, la frontière même entre ce qui relève du politique et ce qui n'en relèverait pas, est justement très politique.