Aurélie Favre a mené une thèse de doctorat intitulée: « La construction sociale des représentations politiques du terrorisme. Le cas des attentats individuels », parallèlement à son activité professionnelle à temps plein. Coup de projecteur.
Comment en êtes-vous venue à réaliser une thèse de doctorat ?
J’ai adoré mes études universitaires en science politique. La diversité des sujets traités invite à la curiosité et offre une culture générale importante. J’ai toujours été passionnée par la politique de sécurité. J’ai notamment fait un semestre universitaire durant mon Bachelor à Sydney, en Australie, car en 2008 peu d’universités offraient des cours en la matière.
J’étais depuis longtemps convaincue que je voulais un jour faire de la recherche. La réalité a pourtant fait qu’immédiatement après mes études j’ai eu une opportunité professionnelle que j’ai saisie et d’autres postes toujours plus intéressants se sont succédés. J’ai d’abord travaillé pour le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) puis je me suis engagée au sein de l’Office fédéral de la police (fedpol) à Berne. L’envie de réaliser une thèse était toujours présente et le moment est venu où j’ai pensé : « c’est maintenant ou jamais ». Ma fonction d’alors me permettait d’orienter ma recherche sur un pan empirique inédit, rendu possible par le fait de pouvoir « accéder » à des experts exerçant dans le milieu de la sécurité intérieure, dans l’anonymat. J’ai également eu la chance d’avoir un directeur de thèse flexible et enthousiaste pour mon projet de thèse.
Vous avez donc réalisé votre thèse de doctorat en parallèle à votre activité professionnelle ?
Absolument. Pendant ces 5 années, je travaillais à temps plein et je rédigeais en parallèle ma thèse de doctorat. Ce qui semblait être un obstacle insurmontable, le manque de temps, s’est révélé en réalité être un avantage. À un moment donné, si je voulais me donner une chance d’aller au bout de ma thèse, je devais me poser un cadre strict à respecter. Dès le départ, je me suis organisée avec un rétro-planning et des échéances régulières. J’avais aussi la chance de voyager énormément pour mon activité professionnelle. Ainsi les nombreuses heures d’avion ou les soirées passées dans les hôtels étaient dédiées à ma thèse. Je me suis fixée un horizon temporel de 5 ans, et je suis parvenue à respecter le délai imparti. Cela était important pour moi afin que mes résultats aient une certaine pertinence et validité empirique étant donné que la matière évolue constamment dans ce domaine.
Et votre parcours professionnel a aussi évolué pendant la thèse ?
Oui ! Au début de ma thèse j’étais collaboratrice spécialisée à fedpol. J’étais en charge pour la Suisse de la coopération policière internationale comprenant un pan bilatéral, soit la conclusion d’accords de coopération policière avec des États partenaires, et multilatéral également, en représentant la Suisse au sein des Nations-Unies à Vienne et à New-York. Il s’agissait de négociations en lien avec des questions de sécurité internationale comme la lutte contre le terrorisme, le trafic de stupéfiants, le trafic de migrants ou la traite des êtres humains. À la fin de ma thèse, j’ai rejoint la police de Lausanne où j’occupe actuellement le poste de cheffe des services généraux.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce sujet de thèse ?
Initialement, j’avais un autre sujet en tête. J’ai échangé avec mon directeur de thèse, Ami-Jacques Rapin, qui travaillait à ce moment-là sur la notion d’attentat. Après plusieurs discussions, j’en suis venue à me demander pourquoi l’attentat du Parlement de Zoug de 2001 n’a pas été qualifié en tant qu’attentat « terroriste » – politique. Cela a été ma question de départ. Puis, la question de recherche visait à comprendre comment la signification politique d’un acte individuel de violence se construit et comment les « faiseurs d’opinion » en viennent à qualifier un cas d’attentat politique.
Qu’avez-vous trouvé ?
Ma conclusion est que les compréhensions et les qualifications des attentats individuels – politiques – soit du « terrorisme » dans le langage courant – par les experts et faiseurs d’opinion se fondent sur un processus de construction sociale au travers de leurs représentations personnelles, des représentations émanant de l’habitus secondaire et du sens commun qui s’agrègent grâce au principe des actes performatifs et deviennent projetées dans l’espace public et considérées comme officielles, peu questionnées et peu questionnables.
Et quel est l’apport de cette thèse sur l’état des connaissances ?
Les principaux apports sont les suivants : premièrement, l’approche poursuivie dans ce travail, à savoir l’analyse du « terrorisme » au travers de la notion de représentations sociales. Également le fait que la notion d’attentat forme le cœur de l’approche poursuivie et qu’il s’agit d’un objet très peu étudié en sciences humaines, du moins en tant qu’objet d’étude central, en démontrant également que le terme « terrorisme » constitue davantage un obstacle épistémologique qu’une aide à la compréhension.
Deuxièmement, la récolte des données de terrain inédites qui se trouvent au cœur de la partie empirique de cette recherche et qui a été rendue possible par la fonction que j’occupais.
Troisièmement, la démonstration du hiatus entre les définitions et catégories de pensées théoriques existantes et la réalité empirique et en dernier la mise au jour de 3 substituts identifiés dans cette recherche pour pallier le manque définitionnel du « terrorisme » et utilisés souvent inconsciemment par les experts, à savoir la périodisation : on définit des périodes historiques pour retracer les diverses formes et manifestations sous lesquelles le phénomène peut se manifester ; les typologisations, soit la création de diverses catégories des crimes, de la violence politique et du « terrorisme » et enfin le recours aux cas emblématiques à partir d’un exemple concret dont les critères et contours demeurent très souvent flous et qui créent des idéaux-types qu’on généralise à d’autres cas
Quelles sont les retombées pratiques de tout ça ?
En effet, on pourrait penser : « mais à quoi ça sert de savoir ça ? ». Le jour où un attentat se produit, les forces de police vont faire leur travail indépendamment de savoir s’il y a une conception politique de l’acte ou pas. Mon travail ne vise pas à remettre en question la pratique policière. Mes conclusions peuvent cependant être utiles à un autre niveau. Par exemple, en ce qui concerne les mesures préventives ou répressives qui sont mises en œuvre. Ma thèse vise à interpeller des schémas de pensée utilisés qui sont en partie obsolètes.
Pour conclure, quelle a été votre expérience de thèse ?
Il était important pour moi de réaliser une thèse sans être sous contrat. Je pouvais ainsi poursuivre ma carrière professionnelle. En revanche, je regrette d’être passée à côté de l’émulation universitaire. Une thèse, indépendamment du contexte, reste une expérience individuelle. Cependant, dans mon cas, cela a été poussé à son paroxysme. J’étais éloignée de la réflexion intellectuelle propre au campus universitaire. Je n’ai pas pu partager ou échanger avec des collègues de l’institut. C’est peut-être mon seul regret. Cependant, j’ai dû faire des compromis, je ne pouvais pas tout concilier et je n’étais pas prête à mettre un terme à ma carrière pour me consacrer uniquement à la recherche.