Anastasia Koukouna (CRHIM) a soutenu en juin 2021 sa thèse de doctorat, « Free Greece, 1947–1949: A Communist State in the Greek Countryside During the Civil War? ».
Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
J’ai été très heureuse de décrocher un poste d’assistante doctorante au sein de l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne. Peu avant mon entrée en fonction, j’avais encore une idée vague du sujet que je souhaitais étudier. Avec des conditions de recherche favorables, j’ai choisi de travailler sur l’histoire grecque car j’en avais une meilleure maîtrise à travers la connaissance des archives disponibles et de la littérature existante.
Le choix de mon sujet s’explique par deux raisons principales. La première concerne le trou dans la bibliographie dont j’avais connaissance et ma volonté de le combler. La seconde s’inscrit dans le contexte politique de l’époque où en 2014, peu avant l’arrivée au pouvoir de Siriza, un grand débat existait sur la manière dont la gauche pouvait gouverner en Grèce, mais la dernière fois que ce débat a eu lieu, c’était dans les années 40. C’est donc en partant de l’actualité de l’époque qui voyait discuter les gauches grecques sur les exploits et les erreurs du passé des années 1940, que j’ai décidé d’initier ma thèse de doctorat.
En quoi consiste ce trou bibliographique ?
Les historien·nes n’ont pas traité cette partie de l’histoire, car selon moi, il s’agissait d’un échec, donc d’un chapitre qui n’était pas très attirant. Les événements qui ont eu lieu pendant la guerre civile entre 1947 et 1949 étaient pour la gauche un revers qui a coûté la vie à beaucoup de personnes. Les historien.nes ont beaucoup discuté de la question de la Résistance, qui constituait un chapitre beaucoup plus « glorieux » de l’histoire de la Grèce contemporaine, mais peu ou prou de la gauche entre 1947 et 1949. Il y a aussi sûrement la volonté politique de ne pas revenir sur cet épisode du passé.
En plus, il y avait la question des archives disponibles. Comme Mark Mazower l’a souligné quand il a publié son livre sur l’occupation en Grèce, l’organisation des archives en Grèce a longtemps été une « honte nationale ». Néanmoins, cette situation a évolué depuis, ce qui a facilité le traitement de nouveaux sujets.
En quoi consiste votre thèse ?
J’ai étudié une expérience de pouvoir populaire méconnue ou du moins déformée, ainsi que les liens entre la direction politique communiste et les populations locales dans un contexte politique et social extrêmement difficile, et dans le cadre d’un mouvement communiste international très différent de celui de l’entre-deux-guerres. En fait, c’est une période pendant laquelle les ambitions des communistes sont considérablement modifiées et soumises à des préoccupations géopolitiques. Au niveau social, c’est une période où l’antifascisme tend à s’essouffler et les gens s’intéressent d’abord à la reconstruction de leurs vies après la fin d’une guerre dévastatrice. En 1947, la Grèce est une exception. Tous les pays européens qui sont passés par un moment de résistance sont parvenus à créer une démocratie, même imparfaite Alors qu’en Grèce, la situation politique est restée fragile, la violence y règne, surtout à la campagne, ainsi que la répression contre la gauche. C’est dans ce contexte que commence un mouvement de guérilla, alors qu’au niveau international se durcit l’antagonisme entre le camp occidental et l’Union soviétique.
Le Parti Communiste grec (PCG) a la volonté de créer une Grèce indépendante des forces étrangères et une démocratie populaire sans forcément vouloir une révolution bolchévique. Il a imaginé qu’il aurait pu le faire en suivant la voie démocratique. Mais lorsque le PCG réalise qu’il n’a pas d’autres choix que la lutte armée, notamment à cause de la répression et la violence « blanche » qui vise à anéantir ses forces, il va être obligé d’adopter des mesures révolutionnaires comme par exemple les assemblées populaires, la justice populaire, l’enseignement populaire ou la création de collectifs. Cela n’a pas été instauré en pensant mettre en place une économie socialiste, mais plutôt pour augmenter la production et trouver des ressources pour la guérilla. Il y a donc beaucoup de contradictions dans cette histoire, où s’entremêlent la volonté de la direction communiste grecque et celle de Moscou, les réalités de la guerre et les ambitions des populations locales. Et ce sont ces contradictions que j’ai essayé de mettre en avant en adoptant une analyse à plusieurs échelles.
Quelle est la valeur ajoutée de votre travail ?
Jusqu’ici, les travaux ont beaucoup traité de l’histoire politique et diplomatique de ces conflits. Mon travail est une tentative de lier cette histoire politique et internationale avec les conditions sociales réelles des gens, tout en prenant en compte les différences régionales en Grèce. J’ai pu travailler sur des documents inédits que j’ai pu obtenir des archives du parti communiste grec qui sont très difficilement accessibles aux historien·nes.
Aussi, je voulais dès le début donner la parole aux filles et aux garçons de la province grecque du Nord au Sud qui sont les grand·es ignoré·es de l’histoire. Je voulais comprendre comment iels ont vécu le pouvoir populaire et quelles étaient leurs aspirations ou leurs stratégies de survie face à l’État grec mais aussi face aux communistes.
Finalement, ce projet de « Grèce libre » a été un échec. Les États-Unis ont envoyé énormément d’argent et d’agents politiques et militaires pour aider le gouvernement grec. La lutte était très inégale. C’était un échec aussi très douloureux car en France ou en Italie, les résistant·es ont été très honoré·es dans l’après-guerre alors qu’en Grèce, presque toutes les personnes qui ont participé à la résistance ont été par la suite exclu·es de la société, de l’économie, des universités ou du secteur public s’iels n’étaient pas exécuté·es ou emprisonné·es sur les îles. Des milliers de personnes ont vécu comme prisonniers·ères politiques jusqu’à la fin de la dictature, soit en 1974. Toutes ces personnes n’ont pas pu non plus participer au développement du pays dans l’après-guerre. Ainsi, la culture ou la recherche ont subi un tournant très conservateur pendant cette période. Dès lors, les gauches grecques ont adopté une posture très défensive pour faire taire la mémoire de la guerre civile, et plutôt prôner le souvenir de la résistance.
Quel a été votre expérience de thèse ?
Ma thèse a été produite dans des conditions intellectuelles et matérielles idéales. D’abord, car dès le début, je me suis sentie très libre sans interventions fortes sur le choix de mon sujet mais plutôt avec un encadrement très constructif. Pour quelqu’un qui vient de la Grèce en crise, j’ai pu voyager énormément pour découvrir des archives inédites et j’ai aussi eu la chance d’obtenir une bourse de mobilité pour passer une année à New York à la Columbia University auprès du professeur Mark Mazower, spécialiste de l’histoire du XXe siècle et plus particulièrement de la Grèce.
Mon expérience d’enseignement a été très enrichissante car, avec ma directrice de thèse Stéfanie Prezioso, nous avons toujours essayer dans les cours et les séminaires d’aborder des débats très contemporains sur des questions historiographiques qui étaient proches de mon sujet de thèse. Cela a donné beaucoup de sens à mon activité d’assistante dans les enseignements.
Par ailleurs, mon expérience de thèse m’a permis de développer mon intérêt sur l’histoire de la Grèce contemporaine, dans un cadre international et dans une perspective transnationale. Actuellement je travaille sur un projet post-doc, soutenu par le FNS, qui aboutira à une biographie d’un leader communiste grec, Miltiadis Porphyrogenis, qui couvre toute la période stalinienne du mouvement communiste grec et essaie de mettre en avant les liens entre le communisme grec et les communismes européens en termes non seulement politiques et idéologiques, mais aussi en termes sociaux, culturels et de mentalités