Michael Hutter (CRHIM) a soutenu en juin 2021 sa thèse de doctorat, « The Crafting of Systems Knowledge at the International Institute for Applied Systems Analysis (1972–1982) ».
Quel est votre parcours et qu’est-ce qui vous a amené à faire une thèse de doctorat ?
J’ai d’abord réalisé un master de recherche en histoire à Sciences Po Paris. J’ai ensuite commencé mon doctorat en histoire des sciences à Vienne afin de mieux apprendre comment étudier la genèse des savoirs sur les questions climatiques et environnementales. Depuis longtemps, les mouvements qui luttent pour une politique climatique évoquent la nécessité d’écouter et de suivre les recommandations de la science. Moi, ce qui m’intéressait, c’était de mieux comprendre comment situer et déconstruire cette autorité des sciences avec les méthodes de l’histoire. Je voulais ainsi comprendre comment l’expertise transformait le débat politique et vice versa. Je m’intéresse en particulier aux pratiques scientifiques, à la façon dont elles sont traversées par des acteurs et comment ces derniers poursuivent des intérêts qui sont toujours formés dans des contextes particuliers. Le savoir scientifique, selon les historien.ne.s des sciences, n’est pas une simple observation de la nature mais une vérité construite par des acteurs et des objets qui rendent ensemble visible ce qui était autrement invisible, mais qui nous transforme et nous définit constamment, comme par exemple l’atmosphère. Au sein de l’équipe du CRHIM (Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation) et notamment avec le soutien de mon directeur de thèse, le Professeur Thomas David, j’ai eu des conditions de travail idéales : une équipe ouverte ainsi que le soutien financier de l’Unil pour élargir mes axes de recherche, notamment en poursuivant des séjours aux archives tels que par exemple aux États-Unis, en Russie et au Royaume-Uni.
Quel est le sujet de votre thèse ?
Mon objet de recherche portait sur un outil conçu dans les années 1960 pour reconstituer le monde à travers des simulations et des modèles, qu’on appelle l’analyse de système appliqué. Cet outil s’est propagé au sein de la communauté scientifique et des acteurs politiques où il est présenté comme rationnel et parfait pour résoudre des problèmes complexes dans les pays industrialisés, comme par exemple les problèmes néfastes causés par la production de l’énergie. Ce cadre analytique permettait à la classe politique d’encadrer un problème, de le réduire à quelques paramètres, et enfin de le résoudre en modifiant et contrôlant ces paramètres. Je montre dans ma thèse qu’il y avait différentes formes de systèmes appliqués et qu’il faut les étudier chronologiquement afin de mieux saisir leur rôle actuel dans l’encadrement de la controverse entre savoir scientifique et action politique. Si nous oublions ces racines, nous commençons à naturaliser une méthode qui s’est formée dans des débats très spécifiques. Au cours de ce processus, plusieurs éléments sont apparus comme problématiques. Par exemple, les acteurs industriels vont investir beaucoup de ressources pour participer à ces discussions et apporter leur point de vue sur la question du réchauffement climatique. De plus, plusieurs acteurs sont exclus et oubliés, notamment les « pays du Sud » ainsi que les acteurs non-scientifiques. J’ai élaboré ces observations à partir de l’organisation IIASA (International Institute for Applied Systems Analysis) qui était dans les années 1970 un des espaces transnationaux importants qui reliait les États-Unis et l’Union Soviétique, mais aussi la Pologne, la France, l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, et tout cela en pleine guerre froide. Notons par ailleurs que la Suisse n’y a pas participé, après la décision de l’IIASA de ne pas la choisir comme lieu pour le siège de son organisation…
Quel est l’apport scientifique de votre thèse ?
Mon apport principal est de considérer l’analyse de système comme une arène de pouvoir majeure. Si cette plateforme scientifique a pu pacifier les rapports entre Est et Ouest pendant la Guerre Froide, il faut dépasser le regard selon lequel il s’agit d’une instance scientifique neutre et objective. Je souhaite démystifier les sciences environnementales à travers ma thèse, réfléchir notamment aux faiblesses de ces formes de savoir dans la construction d’une action et politique environnementale commune. Ne pas seulement la penser comme une sphère de pouvoir mais réfléchir aux acteurs exclus et à leurs enjeux. Dans ma thèse, je reconstruis les différentes faiblesses propres aux analyses de système grâce à une perspective historique qui révèle à travers les archives une foule de controverses. La méthode historique permet de réfléchir aux effets réels de cette analyse en prenant l’ensemble des éléments en compte, par exemple autour de questions comme la planification dans l’agriculture, ou l’installation de centrales nucléaires. Concernant l’IIASA, les historien.ne.s n’ont que sporadiquement regardé à l’intérieur de la boîte noire « analyse de système », parce que leurs objectifs de recherche étaient plus concentrés sur l’histoire des relations diplomatiques de l’IIASA que de réfléchir aux pratiques scientifiques. Je n’émets pas forcément une critique de leurs travaux, mais j’ajoute plutôt une nouvelle couche analytique.
Quelle a été votre expérience de thèse ?
L’Unil est un endroit sympathique et particulièrement attractif pour la recherche. Il y a de nombreuses opportunités. En tant que doctorant j’ai eu la possibilité non seulement de consulter mille-et-uns livres dans les bibliothèques suisses, mais je pouvais également mûrir mes idées sur les bateaux d’aviron de compétition du club universitaire. Et puisque j’avais encore un peu de temps libre (oui c’est vrai !) j’ai décidé d’apprendre le russe pendant mon doctorat au centre de langues. Pour les étudiant.e.s, les cours sont gratuits et les professeur.es sont particulièrement engageant.e.s. Cela a bouleversé ma recherche : j’étais enfin capable de lire les textes russes et d’accéder au contenu des archives de Moscou. Par ailleurs, mon professeur de russe m’a aidé à rédiger la lettre formelle pour le directeur des archives à Moscou. Ma thèse s’est enrichie dès ce moment. En Europe et aux États-Unis, la recherche sur les institutions internationales pendant la Guerre Froide est beaucoup trop souvent inscrite dans une approche centrée sur les pays dit de l’Ouest. Grâce à l’apprentissage du russe, j’ai eu la possibilité d’inclure l’Est dans ma perspective.
Finalement, j’ai été très content de pouvoir occuper un poste d’assistant-diplômé car j’ai pu participer activement à l’enseignement. Cela m’a donné un lien direct avec les étudiant.e.s et m’a forcé à devoir présenter mon savoir dans l’agora avec des étudiant.e.s motivé.e.s. Cela renforce la motivation et l’envie d’écrire, et permet d’apprendre à apprendre. Souvent l’enseignement est perçu comme un poids de plus dans la vie d’un chercheur ou d’une chercheuse, mais dans mon cas, cela m’a énormément enrichi.