Le prix en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel 2021, communément appelé "prix Nobel d'économie", vient d’être décerné à David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens, trois chercheurs qui ont contribué au renouvellement de l’économie du travail et à l’économie au sens large, en utilisant des expériences naturelles. Selon Prof. Rafael Lalive et Prof. Camille Terrier de HEC Lausanne (UNIL), les recherches menées par ces trois lauréats exceptionnels ont eu une profonde incidence sur leur domaine d'étude et, plus généralement, sur la recherche en sciences sociales.
Jusque dans les années 1990, les économistes du travail utilisaient des ensembles de données représentatives au niveau national, qui fournissent un instantané du monde tel qu’il est, et essayaient d’en déduire, par exemple, ce qu’un diplôme supplémentaire pourrait apporter en termes de revenus. Les preuves étaient produites en utilisant des modèles économétriques complexes et à grande échelle, qui tentaient essentiellement d’induire une causalité à partir d’une corrélation.
Tout cela a changé en 1990, lorsque le professeur David Card a étudié les effets de «l’exode de Mariel», lorsque des milliers de Cubains se sont installés à Miami, une expérience qui relevait du monde réel. En comparant Miami à d'autres villes des États-Unis qui n'avaient pas connu un afflux massif d’immigrant·e·s, David Card a démontré que Miami avait été capable d’offrir un emploi à ces immigrant·e·s sans compromettre ceux des travailleurs·euses résident·e·s.
Cette approche de la recherche fondée sur des «expériences naturelles» a gagné en popularité dans d’autres domaines de l'économie, du management et d'autres sciences sociales. Mais l’interprétation des résultats (par exemple, quand l’augmentation de la scolarité obligatoire accroît-elle la scolarisation en moyenne?), s’est avérée difficile, car les élèves peuvent réagir de manière très différente à ces lois (conformité imparfaite). Les professeurs Joshua Angrist et Guido Imbens ont montré que les expériences naturelles fournissent des informations sur les effets des lois sur la scolarisation obligatoire pour les élèves qui sont restés plus longtemps à l'école en raison de la loi.
Il existe des liens étroits entre les trois lauréats du prix Nobel et HEC Lausanne. Les lauréats sont tous les trois passés par HEC Lausanne au cours de ces 11 dernières années : Guido Imbens en 2010 (séminaire et baignade dans le lac), Joshua Angrist en 2013 (séminaire et cours de doctorat) et David Card en 2016 (séminaire et conférence aux étudiant·e·s). Camille Terrier a rencontré Josh Angrist en tant qu'étudiante postdoctorante. Fabrizio Colella et Rafael Lalive ont écrit un article avec David Card pour étudier le rôle des préférences de genre dans les annonces d’emploi. John Antonakis, qui dirige le Journal Leadership Quarterly, exige que les travaux empiriques appliquent les idées des lauréats du prix Nobel ; sa politique éditoriale est étroitement guidée par un article qu’il a rédigé avec Rafael Lalive sur la manière de faire des déclarations de causalité dans des contextes non expérimentaux. De nombreux chercheurs·euses de HEC Lausanne appliquent des idées similaires dans leur travail quotidien, dans plusieurs départements de l’école. Les travaux des trois chercheurs lauréats du prix Nobel d’économie 2021 sont une véritable source d’inspiration pour tous ces projets.
Qu’est-ce qu’une expérience naturelle (par rapport à une expérience en laboratoire) ?
Les expériences naturelles diffèrent des essais cliniques sur un point important : dans un essai clinique, le chercheur a un contrôle total sur les personnes à qui l’on propose un traitement et qui finissent par le recevoir (le groupe traité) et sur celles à qui l’on ne propose pas le traitement et qui ne le reçoivent donc pas (le groupe témoin). Dans une expérience naturelle, le chercheur a également accès aux données des groupes témoin et de traitement mais, à la différence d’un essai clinique, les individus peuvent choisir eux-mêmes s’ils veulent participer à l’intervention proposée. Cela rend l’interprétation des résultats de l’expérience naturelle beaucoup plus difficile. Dans une étude innovante de 1994, Joshua Angrist et Guido Imbens ont montré quelles conclusions sur la causalité peuvent être tirées d’expériences naturelles dans lesquelles on ne peut forcer les gens à participer au programme étudié (ni leur interdire de le faire). Le cadre qu’ils ont créé a radicalement changé la façon dont les chercheurs·euses abordent les questions empiriques en utilisant des données provenant d’expériences naturelles ou d’expériences aléatoires sur le terrain.