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Malgré son ancienneté et son importance dans l'histoire économique, sociale et culturelle de nos sociétés, la domestication du cannabis (chanvre et marijuana) n'avait jamais été étudiée en détail. Une lacune qui vient d'être comblée grâce à une étude génomique dirigée par le DrSc. Luca Fumagalli au Département d'écologie et évolution de l’UNIL et au Centre universitaire romand de médecine légale. Les résultats sont à découvrir dans l’édition du 16 juillet 2021 de la revue «Science Advances».
Entre chanvre et marijuana
Domestiqué depuis des millénaires, le cannabis (Cannabis sativa) est utilisé alternativement comme source de fibres textiles et d'oléagineux (chanvre), ainsi que pour ses propriétés médicinales et récréatives (marijuana). Chanvre et marijuana diffèrent, entre autres, par leur teneur relative en Cannabidiol (CBD) et en Tétrahydrocannabinol (THC), les deux molécules les plus abondantes parmi une centaine d'autres appelées "cannabinoïdes", uniquement sécrétées par cette espèce et impliquées dans la défense chimique de la plante.
Si le chanvre produit généralement plus de CBD que de THC, la marijuana contient, pour sa part, des quantités très élevées de cannabinoïdes et tout particulièrement de THC psychoactif. «Le mode d'action de ces deux molécules est simple: CBD et THC se lient à des récepteurs du système nerveux central, provoquant ainsi une large gamme d'effets, y compris le soulagement de symptômes issus de troubles neurologiques. Depuis quelques années d’ailleurs, le potentiel thérapeutique du cannabis connaît un fort regain d'intérêt», commente Luca Fumagalli, privat-docent et maître d’enseignement et de recherche au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL ainsi qu’au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML).
Comprendre l’histoire évolutive de l’espèce à partir de son génome
Comment les procédés de domestication de cette plante universelle sont-ils parvenus à de telles différences structurelles et chimiques? Peu d’études se sont penchées sur la question, en raison notamment des restrictions légales en vigueur dans la majorité des pays, rendant la récolte d'échantillons compliquée, voire impossible. Jusqu’à présent, les chercheurs se sont en outre davantage intéressés aux effets biomédicaux du cannabis, plutôt qu'à sa génétique et à son histoire évolutive. Une lacune que vient combler un article paru le 16 juillet 2021 dans la revue Science Advances, impliquant une équipe internationale dirigée par Luca Fumagalli, en collaboration avec Nicolas Salamin du Département de biologie computationnelle (DBC) de l’UNIL.
Forts d'un échantillonnage au niveau mondial sans précédent, les scientifiques ont séquencé et analysé les génomes entiers de plus d'une centaine de spécimens d'origine et de nature diverses. Ces derniers comprenaient, entre autres, des plantes férales (anciennes plantes cultivées retournées à l'état sauvage) collectées sur le terrain en Asie, des variétés locales parfois rares et oubliées, ainsi que des cultivars historiques et modernes de chanvre et de marijuana provenant de compagnies agronomiques, de magasins et de l’Institut Vavilov à Saint-Pétersbourg, la plus grande banque de graines de cannabis au monde. Cet effort a été complété par des données de génomes rendues publiques, en particulier de cultivars de marijuana nord-américains.
Une origine unique en Asie de l’Est
«Contrairement à une opinion largement répandue, selon laquelle le cannabis aurait été d'abord domestiqué en Asie centrale, nos résultats penchent plutôt pour une origine unique en Asie de l'Est, datant du début du Néolithique, soit il y a environ 12'000 ans, révèle Luca Fumagalli. Le cannabis serait donc une des premières espèces à avoir été cultivée, avec le blé et l'orge.»
Chose inattendue: les chercheurs ont également découvert que certaines variétés chinoises traditionnelles et férales forment une lignée génétique jusqu'alors inconnue, qui diffère largement de celle qui a donné naissance aux variétés de chanvre et de marijuana aujourd'hui présentes sur toute la planète. L’évolution du génome du cannabis suggère par ailleurs que nos ancêtres auraient cultivé la plante pour un usage polyvalent sur une très longue période. Les variétés actuelles, très spécialisées, seraient issues de cultures sélectives initiées il y a seulement 4'000 ans environ, optimisées pour la production de fibres d’une part (chanvre) ou de cannabinoïdes d’autre part (marijuana).
«Nos travaux ont permis de lever le doute sur la survie de Cannabis sativa à l’état sauvage: il n’en resterait vraisemblablement pas, car toutes les plantes férales analysées sont génétiquement proches de cultivars, et ne constitueraient donc pas des populations d’origine naturelle», poursuit le biologiste.
La domestication a mené à une perte de certaines fonctions
Au-delà de l’histoire évolutive, les auteurs se sont intéressés au côté fonctionnel que peut apporter la génomique comparative du cannabis, dans le but d'identifier des gènes potentiellement impliqués dans la divergence entre chanvre et marijuana au cours de la domestication. Un cortège de gènes candidats a ainsi pu être mis en évidence, associé à des traits qui différencient typiquement le chanvre de la marijuana, tels que le développement du système de ramification, la période de floraison, la biosynthèse de certains composants structurels (cellulose, lignine) et la production du substrat nécessaire à la synthèse du CBD et du THC.
Grâce à leurs analyses, les auteurs ont également pu documenter, pour la première fois, comment la sélection artificielle par les premiers cultivateurs pour une production accrue en fibres (chanvre) ou en propriétés psychoactives (marijuana) a alternativement mené à la perte de fonction des gènes impliqués dans la synthèse respectivement du THC ou du CBD. «Sur cette base, nous suggérons un scénario évolutif impliquant la possession chez l'espèce sauvage ancestrale des deux gènes dans un état fonctionnel, puis un état intermédiaire avant ou pendant les premiers stades de la domestication avec une perte de fonction de l'un ou l’autre des deux gènes, suivi le plus souvent d'une perte globale de production de THC dans les cultivars de type chanvre et de CBD dans ceux de type marijuana, résume Luca Fumagalli. Par la suite, les deux formes sont restées génétiquement bien isolées, avec un taux d’hybridation remarquablement bas lors de l’expansion de la plante dans toutes les régions du monde.»
L’étude publiée dans Science Advances, financée en partie par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), fournit donc une vue d’ensemble inédite de la domestication du cannabis ; elle met en lumière les conséquences génétiques résultant d’une culture sélective pour la production de plantes fibreuses ou riches en cannabinoïdes. «Nos résultats offrent des perspectives et des ressources précieuses pour faciliter les nombreux programmes de recherche fonctionnelle et moléculaire actuellement en cours sur cette plante aux multiples facettes, tant à des fins médicales qu’agricoles», conclut Luca Fumagalli.