Pierre de Saint-Phalle (CWP) a soutenu sa thèse le 5 février 2021 : "Normes et valeurs de la dette publique, une crise française en débat (1787-1791)". Il revient sur son expérience doctorale originale, empreinte de pluridisciplinarité et sur son enseignement à Lausanne.
Comment en êtes-vous venu à réaliser une thèse doctorale ?
Mon parcours est un peu « atypique » si je le compare avec mes collègues docteur.e.s de l’IEP. Avant la science politique, j’ai obtenu une licence (Bachelor) en philosophie puis un diplôme de maîtrise en science politique à l’IEP d’Aix-en-Provence en 2005. J’ai décroché un master sur le Japon, avant d’y faire quelques séjours et d’enseigner pendant dix ans dans différentes écoles privées de journalisme et de communication à Paris. J’enseignais la culture générale (argumentation écrite et orale), l’histoire des institutions françaises ou encore la géopolitique. J’ai repris en 2013 un master en philosophie en parallèle de mon travail. Master en poche, en 2015 j’ai eu la chance d’obtenir un poste d’assistant-diplômé à l’IEP de l’Université de Lausanne. Un questionnement philosophique, un goût pour l’histoire et mon intérêt pour les questions économiques et financières ont orienté ma recherche doctorale vers la pluridisciplinarité et le Centre Walras-Pareto. Je travaille à une généalogie des problèmes institutionnels, plus particulièrement la façon de penser collectivement et de résoudre ces crises. Curieux des relations complexes entre États et marchés financiers, j’ai choisi de travailler sur la dette publique. La dette est le point de contact entre la sphère étatique publique et la sphère financière privée. Si aux prémices de ma recherche, j’avais l’ambition de travailler sur trois crises de dette publique (1789, 1919, 2008) pour en observer les invariants théoriques, discursifs, politiques, historiques et sociaux, j’ai très vite compris que le temps à disposition allait faire défaut. Je me suis concentré sur la crise de la dette publique avant et pendant 1789 en France. Pour ce faire, j’ai eu la chance d’être suivi en cotutelle par Biancamaria Fontana (CWP) qui m’a apporté son expertise en histoire des idées politiques du XVIIIe et Emmanuel Picavet (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), philosophe à l’intersection des questions économiques, sociales et politiques.
Je ne connaissais alors que très peu le XVIIIe siècle. En découvrant la riche littérature relative à la crise de 1789, le premier objectif de ma thèse fut de connaître les éléments sociaux, politiques, théoriques, institutionnels de la dette avant cette crise puis pendant.
À propos de littérature, qu’est-ce qui vous a d’emblée intéressé ?
Deux aspects m’ont fasciné. Le premier est que les personnes au XVIIIe souhaitaient, tout comme aujourd’hui, mettre de l’argent de côté. Or à l’époque, les banques privées n’existaient pas. Chacun.e, de toutes classes confondues, plaçaient une partie de leur argent dans la dette publique par divers canaux (offices, notaires, rentes, etc…). Placer son argent dans la dette était l’unique moyen de sauvegarder de la valeur financière dans le temps, un peu comme les retraites ou les assurances sociales de nos jours. La dette n’était pas qu’un problème comptable mais un enjeu social et politique majeur. Le deuxième aspect qui m’a surpris est qu’à la fin des années 1780, une crise budgétaire massive émerge due à l’arrivée à maturité des dettes contractées pour la guerre américaine. L’intensité de cette crise est énorme car la moitié du budget de l’État royal était réservé au paiement de la dette publique. À titre de comparaison, un pays très endetté comme la France aujourd’hui, ne dépasse pas les 10-12% de la part de son budget au paiement de la dette. Dès 1787, la population commence à se rendre compte que le roi pourrait annuler la dette ; des pamphlétaires s’affrontent et le « spectre de la banqueroute » apparaît. Si l’État décide d’annuler, cela aura des répercussions directes pour les plus humbles domestiques jusqu’aux plus riches aristocrates. À la lecture des minutes de l’Assemblée Nationale Constituante entre juin et décembre 1789, la dette est un sujet omniprésent, à tel point que l’Assemblée va en interdire son annulation. La première Constitution de 1791 interdit à quiconque d’empêcher le paiement de la « dette sacrée ».
Ceci représente donc l’aspect historique de votre thèse, qu’en est-il de l’aspect philosophique ?
L’apport philosophique de ma thèse est la saisie du rôle de cet objet (la dette publique) sur les institutions d’une part, à la fois dans l’histoire complexe du parlementarisme, mais également en tant qu’objet de discours. Les discours sur les institutions sont à mon sens une partie essentielle de l’institution en tant qu’objet. À travers l’étude de ces discours, j’ai cherché à préciser la relation entre valeurs, normes et institutions. Ma thèse est que la dette publique est une institution sociale et politique autant que financière car elle organise des circuits financiers légitimes au sein de la population, des rapports de force entre groupes sociaux et des basculements politiques possibles. J’ai analysé la façon dont les acteurs se saisissent de ce problème qui en partie les dépasse, lui donnent sens et mettent en forme des solutions qui rebattent les cartes et assignent des rôles. Il n’y a rien d’évident, de naturel ou de donné sur les questions de dette publique. Instaurer du « naturel » est un enjeu politique.
Vous l’avez évoqué, mais la production scientifique est extrêmement riche sur votre objet. Quel est l’apport de votre thèse ?
J’ai montré qu’il y a des invariances dans les argumentations employées à travers les siècles, comme le fameux « fardeau aux générations futures ». Lorsque l’on brosse un portrait de l’évolution des dettes publiques en tant que système complexe de transfert de valeur dans le temps, on se rend compte que ces évolutions ont eu lieu de façon forcée, résultant de chocs exogènes. Ce sont des guerres mondiales, des pandémies ou des révolutions qui forcent les institutions et les acteurs à transformer, adapter ou annuler les dettes. La complexité de l’objet est telle qu’il existe une difficulté à discuter et s’emparer démocratiquement de cet objet. Traiter la dette publique comme un problème philosophique, à la fois économique, éthique et politique est ma contribution.
Pendant votre thèse, vous avez été très impliqué dans l’enseignement. Qu’en gardez-vous ?
J’ai beaucoup apprécié enseigner à Lausanne, le niveau des étudiant.e.s y est particulièrement élevé. J’ai rencontré des personnes motivées, curieuses mais qui surtout avaient des choses à dire, parfois un message déjà solide et articulé. Nous avons très vite eu des échanges d’excellente qualité lors des séminaires. Je cherche à attiser la curiosité. Aussi, j’ai essayé de faire accepter le deuil du savoir certain. Lorsqu’on rentre à l’université, nous avons toutes et tous des connaissances, mais petit à petit on comprend que de larges pans du savoir sont en fait toujours objets de débat. Cela peut désarçonner, je crois au contraire qu’il faut accueillir, apprécier puis cultiver ce vertige du savoir incertain et vivant.