Guillaume Beausire, doctorant au CRHIM, nous explique la genèse en partie lausannoise du livre.
« Ce livre est né d’un enseignement dispensé à Science Po Parisentre 2012 et 2015, puis à l’Université de Lausanne en 2020. Il est le fruit d’une collaboration entre deux chercheur·euse·s, affilié·e·sau Centre de sociologie des organisations (CSO) de Science Po, Pierre François (directeur de recherche en sociologie au CNRS) et Claire Lemercier (directrice de recherche en histoire au CNRS), et réuni·e·spar le souhait de nourrir une réflexion sur le capitalisme.
Si de nombreux travaux de sociologie ou d’histoire économique ont étudié le capitalisme, et qu’un bon nombre de ces recherches ont abouti à des réflexions souvent analogues, rares sont ceux qui ont su dépasser les orbières disciplinaires pour mettre en commun leurs résultats. Partant de ce constat, les auteur·e·sproposent une synthèse et un récit du capitalisme sur le temps long, et saisi comme un objet des sciences sociales.
La particularité de cet ouvrage réside dans le fait d’avoir été « mis à l’épreuve » des amphithéâtres parisiens et lausannois avant de voir le jour. C’est à cette dernière occasion que j’ai eu le plaisir d’assister Claire Lemercier et ses deux collègues, Sylvain Brunier (chargé de recherche au CNRS) et Sebastian Billows (chargé de recherche à l’INRAE), dans l’enseignement d’un cours consacré au contenu de Sociologie historique du capitalisme. Ce « laboratoire » a notamment permis de tester le fait que les propos du livre, souvent élaborés à partir des cas français et états-uniens, s’appliquent aussi à d’autres pays (comme la Suisse ou certains pays du sud). Aussi, il a été l’occasion de mieux expliciter certains enchaînements causaux grâce aux questions très pertinentes des étudiant·e·s.
Je crois que l’enthousiasme qu’a soulevé cette proposition de cours chez les étudiant·e·s est significative d’un contexte plus large et marqué par des événements récents allant de la grève des femmes de 2019 à la crise sanitaire, en passant par les mobilisations en faveur du climat. Si le capitalisme revient en force dans les discours politiques comme une clé d’intelligibilité de nombreux enjeux sociaux, économiques et climatiques, il reste difficile de s’en saisir tant ses contours sont flous. Aussi cet enseignement – et derrière, ce livre – est arrivé à point nommé comme une fantastique occasion de se réapproprier intellectuellement cette notion. »
Qu’apporte cette nouvelle sociologie du capitalisme ?
« Tout d’abord, elle offre une approche historique en tant que le capitalisme est ici étudié sur un temps (très) long, à partir des premières traces d’une « société capitaliste » à la fin du XVIIe siècle et jusqu’à nos jours. Ce long retour en arrière invite à considérer le capitalisme actuel au regard des capitalismes d’hier et d’avant-hier ; pas seulement à la lumière des « trente glorieuses » ou de la « révolution industrielle », mais aussi à partir de la figure du négociant au XVIIIesiècle et du commerce des cotons imprimés indiens, notamment.
L’une des intentions fondamentales de cet ouvrage est de considérer le capitalisme comme une « réalité collective », comme une forme d’organisation qui opère dans l’ensemble du monde social et pas seulement de façon isolée dans la seule sphère économique. Cet « encastrement » du capitalisme dans le social permet de l’étudier sous des angles inédits, ceux de l’histoire culturelle, de la vie religieuse ou encore de l’organisation familiale.
La traversée de ces trois siècles est ponctuée par trois « âges » (les âges du commerce – 1680-1880 environ, de l’usine – 1880-1980, et de la finance – 1980 à nos jours) qui ne marquent pas une avancée linéaire du monde vers un approfondissement du capitalisme mais signalent plutôt des transformations faites de nouveautés et de ressemblances. Pour chaque âge, les auteur·e·s se penchent sur les « manières de faire » (consommer, produire, organiser le travail) et les « manières de voir » (les représentations de l’économie, des luttes sociales, des entreprises). Il en ressort plusieurs conclusions fortes. La première met en évidence qu’en dépit du fait qu’elles affectent toujours de manière particulière certaines régions du monde, les mutations du capitalisme partagent néanmoins de fortes similarités lorsqu’on les observe à l’échelle globale. La seconde rend compte que les périodes de transition entre les différents âges du capitalisme sont généralement caractérisées par des conflits de classe aux formes et aux intensités variables, ainsi que par un accroissement concurrentiel de la division du travail. Ainsi, le récit des auteur·e·s insiste-t-il sur la dimension fortement conflictuelle et agonistique de cette histoire du capitalisme. »
Un ouvrage important dans le cadre de tes recherches ?
« Cet ouvrage est une véritable mine d’or pour quiconque s’intéresse aux relations entre capital et travail, aux relations commerciales, au secteur financier ou encore aux modes de consommation. À titre personnel et parmi beaucoup d’autres choses, cette lecture m’a offert de repenser le « tournant néolibéral » des années 1980, soit un moment très structurant dans mes propres recherches sur la construction de l’arbitrage commercial international en Suisse.
Aussi, si ce moment cardinal a eu de lourdes incidences sur la place arbitrale suisse, que ce soit du point de vue de son essor, de sa libéralisation ou encore de son autonomisation, il est nécessaire de prendre très au sérieux les origines plus lointaines de ces mutations dès le début du XXe siècle. Pour ne pas tomber dans le piège que les auteur·e·s décrivent si bien à propos de « l’illusion de la nouveauté de certaines mutations », cet ouvrage rappelle la méfiance dont il faut s’armer pour penser les relations entre les acteurs de l’économie privée et l’État. L’âge de la finance ne conduit pas à un retrait pur et simple de l’État au profit d’une stricte auto-régulation du capitalisme. Bien au contraire, l’État reste présent et joue un rôle central, par exemple en matière de régulation juridique, ce qui s’observe pleinement à la lumière de l’histoire de l’arbitrage international privé. »