Henri-Pierre Mottironi (CWP) revient sur sa thèse qu’il a brillamment soutenue en octobre 2020 : "La Bourse et la Ville: une histoire du modèle constitutionnel bourgeois en France, du Moyen-Âge central à la Révolution".
Comment en êtes-vous venu à travailler sur ce sujet ?
Après avoir fait un mémoire de maîtrise à l’Université de Genève sur le tirage au sort, mes professeurs m’ont encouragé à poursuivre en thèse, ce que j’ai fini par faire après une année de césure. J’ai commencé alors à travailler sur un sujet qui prenait le contre-pied des conceptions égalitaire que j’avais abordé dans mon mémoire, à savoir ce que l’on nomme le vote pondéré ou suffrage inégalitaire (les systèmes de vote où l’on donne plus de poids à certains votants). Pour mieux cerner l’objet, j’avais besoin de retracer un peu son histoire. Seulement, faire l’histoire de ces procédures inégalitaires de vote nous amène à mobiliser des cas très divers : assemblées ecclésiastiques, communes médiévales, guildes, mais aussi un ensemble de cas souvent négligés, les compagnies par actions.
De quoi parle-t-on ?
Et bien justement : de compagnies par actions et d’histoire de la démocratie représentative. Au fil de mes lectures, j’ai constaté que les gouvernements communaux et coloniaux d’Ancien Régime et les constitutions révolutionnaires françaises de 1791 à 1799 partageaient de nombreux traits communs avec la gouvernance d’entreprise moderne. Toute la question a été de comprendre pourquoi.
Pour ce faire, il est plus facile de commencer par la « fin » de cette histoire, à savoir, dans mon cas, à la Révolution française et ses débats constitutionnels promouvant l’idée de citoyen-propriétaire/contributeur, le monocamérisme, ou encore un exécutif collégial. Les historiens de la Révolution s’accordent à dire que tout le débat constitutionnel de 1789 se structure en rapport à deux modèles politiques : la monarchie parlementaire anglaise et les 13 colonies américaines indépendantes. Ce que je soutiens dans ma thèse, c’est que les révolutionnaires se référaient aussi à un troisième modèle plus courant alors mais discret dans les sources : celui des compagnies par actions. En effet, la gouvernance d’entreprise moderne est l’un des avatars récents de ce que j’appelle le «modèle constitutionnel bourgeois», modèle de gouvernement qui naît dans les communes et bourgs médiévaux aux 11e-13e siècles. Sous l’action des élites administratives et juridiques, ce modèle se diffuse assez largement en Europe et dans ses colonies, puis est adapté dans les statuts des premières grandes compagnies. Mais cette histoire ne s’arrête pas là. En effet, sous l’Ancien Régime, les sociétés commerciales et financières sont perçues comme de petites républiques à la pointe des innovations en matière de techniques de gouvernance. Si bien que certains grands penseurs politiques modernes conceptualisent littéralement la nation comme une sorte de société d’actionnaires ou le gouvernement représentatif comme un trust pour le bien public.
Quelles sont les difficultés rencontrées lorsqu’on s’attelle à travailler avec des sources du 17e ou 18e siècle, voire même médiévales ?
La principale difficulté est celle de l’interprétation des textes à travers le temps alors que le langage politique dans une même langue évolue. En prime, mes sources ne sont pas toutes en français ou en anglais modernes. Mais le travail de traduction et d’interprétation est justement ce qui fait tout le sel dans ce type de recherches. Par contre, je me suis aussi retrouvé plusieurs fois face à des documents manuscrits que j’étais incapable de déchiffrer. On se console en se rappelant que l’on ne s’improvise pas paléographe, mais quand vous avez fait des centaines de kilomètres pour rien, ça reste frustrant. Par chance, la vaste majorité de mes sources ont été le plus souvent retranscrites et imprimées. C’est d’ailleurs grâce à ces travaux de retranscription que j’ai pu consulter autant de documents, ce qui aurait été autrement impossible ne serait-ce que par l’éparpillement géographique des fonds d’archive.
Quelle a été la production scientifique majeure de votre thèse ?
Je pense qu’il manquait un pan dans les études sur la démocratie, l’histoire du vote et celle de la prise de décision. Dans ces trois champs, la gouvernance d’entreprises est très souvent négligée. Cependant, ce n’est pas en quatre ans et 400 et quelques pages que l’on peut épuiser le sujet et combler une telle lacune. J’ai tâché de poser quelques jalons et balises qui, je l’espère, permettront de mieux appréhender les liens qu’entretiennent les théories de la démocratie et la gouvernance d’entreprise moderne.
Ainsi, après avoir lu votre travail, nous sommes en droit de nous poser des questions sur l’influence des compagnies dans la sphère politique ?
Absolument. Dans ma thèse, je ne me suis intéressé qu’à un aspect historique spécifique d’un sujet d’actualité bien plus vaste. Les assemblées générales de grands groupes avalisent des décisions qui impactent directement plusieurs milliers d’employé.e.s et les consommateurs mais aussi des populations entières et l’environnement par les effets délétères de tout ou partie de leurs activités. Malgré leur importance, les compagnies ont été un objet plutôt délaissé par la théorie politique contemporaine. Fort heureusement, cela commence à changer notamment avec la question de la responsabilité sociale et environnementale des multinationales.
On peut aussi relever que pour certains auteur.e.s, nous vivons dans un monde«néo-médiéval», c’est-à-dire un monde où la souveraineté des États-nations est concurrencée par des entités supranationales et un ensemble d’entités non-étatiques comme les ONGs ou les multinationales. Par exemple, en dépit des critiques qu’on peut leur faire, des instances comme le World EconomicForum de Davos incarnent un multilatéralisme plus largement entendu et répondent à un besoin réel de tels lieux pour la gouvernance mondiale.
Comment percevez-vous votre rôle après avoir achevé cette thèse?
À vrai dire, tout va dépendre de l’après-thèse. Donc c’est à voir selon les opportunités qui vont se présenter à moi par la suite. En tout cas, force est de constater que nous avons toutes et tous une certaine méconnaissance sur le fonctionnement politique des grandes entreprises, alors que celles-ci ont un impact politique certain. Il me semble qu’il y a là tout un chantier éducatif dans lequel la science politique a un rôle important à jouer. Si d’aventure, je continue dans l’enseignement et la recherche, j’aimerais y contribuer directement, sinon j’espère simplement que ma thèse y participera d’une manière ou d’une autre.