La professeure associée, spécialiste des soins infirmiers en oncologie, a repris la direction de l’Institut universitaire de formation et de recherche en soins (IUFRS) au 1er janvier 2021.
Difficile de passer à côté du nom de Manuela Eicher pour qui s’intéresse aux soins infirmiers en oncologie. Formée en Suisse et en Allemagne, la professeure y a consacré la majeure partie de sa carrière clinique et académique: elle est notamment co-autrice de Brustkrebs, aujourd’hui dans sa deuxième édition avec plus de 5000 exemplaires vendus, manuel de référence en langue allemande pour les «breast care nurses», ces infirmières spécialisées dans la prise en charge des personnes atteintes du cancer du sein.
Après avoir exercé à Berne, où elle a fait sa formation initiale, puis à Fribourg, elle a été nommée professeure associée de l’UNIL en 2016. En pleine crise du covid-19, elle a pris les commandes de l’IUFRS début janvier. Interview.
Manuela Eicher, quel a été le détonateur de votre carrière académique?
Après mon diplôme de soins infirmiers, j’ai exercé deux ans à l’Hôpital universitaire de Berne en médecine interne. Mais j’étais un peu frustrée, car je voulais en savoir plus : pourquoi faisions-nous ce que nous faisions? Or, j’obtenais des réponses un peu floues du corps infirmier, et des réponses trop médicales des médecins! C’est alors que je suis partie en Allemagne, à l’Université Witten Herdecke, qui était à l’époque, dans les années 90, une des rares à proposer des Masters en soins infirmiers dans la partie germanophone de l’Europe. J’ai ensuite été engagée comme collaboratrice scientifique à l’Hôpital de l’Ile, en maintenant toujours un lien avec la clinique, ce qui est capital pour moi. A Berne, j’étais membre de l’équipe des infirmières du Centre du sein et des cancers gynécologiques. Ensuite, à la Haute école de santé de Fribourg, comme Doyenne de recherche, j’ai rapidement établi un partenariat académique-clinique avec l’hôpital fribourgeois. A Lausanne, je cumule deux rôles: un rôle d’encadrement et d’enseignement à l’IUFRS; un autre plus axé vers la recherche et le développement au Département d’oncologie. Depuis 2016, je dirige une équipe de recherche, et depuis cette année le laboratoire des patients en oncologie.
Quels enjeux identifiez-vous aujourd’hui pour l’IUFRS?
Tout d’abord, il faut noter l’évolution impressionnante de l’Institut depuis sa fondation en 2007: au départ, l’IUFRS, c’était un programme doctoral et aujourd’hui nous avons trois cursus de Master, dont deux conjoints avec l’HES-SO. La croissance est aussi impressionnante en ce qui concerne le nombre d’étudiants: ils étaient une dizaine au départ et nous en avons aujourd’hui plus d’une centaine en Master et plus d’une vingtaine en doctorat. Ces chiffres confirment qu’il y a un réel besoin pour la pratique infirmière avancée ainsi que la recherche en sciences infirmières. Et nous pouvons en déduire que nous avons des programmes réellement attractifs! A nous aujourd’hui de faire rayonner et de consolider tout ce que l’IUFRS a développé, en concertation avec nos partenaires officiels, l’UNIL, la FBM, le CHUV, l’HES-SO et La Haute Ecole de Santé La Source, mais également avec tous nos autres partenaires romands, suisses et internationaux.
«Infirmières» doit être le seul pluriel de la langue française où, dans l’usage, le féminin prime: pour autant, les femmes sont-elles mieux représentées qu’ailleurs à l’IUFRS?
La représentation féminine est bien au-delà de celle des autres écoles de la FBM, avec environ 16% d’hommes dans les programmes de Master. Au niveau doctoral, au semestre d’automne 2020, nous avions 3 hommes sur 21 candidats, soit un peu plus de 14%. Avec un taux d’environ 13% d’hommes qui terminent actuellement les programmes de Bachelor en Sciences Infirmières, cela semble bien refléter la représentation des genres dans la profession. Soutenir les femmes qui veulent poursuivre une qualification académique est certainement un des objectifs prioritaires de l’équipe de l’IUFRS.
Vous formez notamment des infirmières praticiennes spécialisées (IPS), dont les premières sont entrées en fonction le 1er octobre 2020 au CHUV, une première suisse. Pourquoi est-ce important?
Contrairement à ce qu’on peut lire dans les médias, nous ne formons pas avec les IPS des espèces de «super infirmières»: les IPS, qui peuvent notamment poser un diagnostic et prescrire certains traitements en partenariat avec des médecins, ne sont ni des infirmières d’élite, ni les remplaçantes des médecins! Avec ce nouveau rôle en Suisse, mais déjà répandu dans plus de 80 pays dans le monde, nous voulons surtout assurer une prise en charge adaptée pour des patients avec des besoins complexes, pour eux et leur famille. Les IPS répondent aux besoins de santé de la société actuelle et future, qui s’orientent vers un modèle de prise en charge centré sur les maladies chroniques plutôt que sur les soins aigus: nous estimons que plus de 65% des patients auront besoin d’une prise en charge chronique. Cela reflète l’évolution démographique, et notamment le vieillissement de la population. Les études réalisées à ce jour indiquent clairement que la sécurité et la qualité des soins ont tendance à augmenter avec des modèles de prise en charge intégrant des IPS.
Vous formez également des infirmières cliniciennes spécialisées (ICLS): qu’est-ce qui les distingue?
Un des objectifs de l’IUFRS, c’est de former des personnes capables de traduire les nouvelles connaissances dans la pratique, et en parallèle de comprendre la recherche dans le domaine des soins infirmiers. C’est là qu’interviennent les ICLS, qui ont des compétences en recherche, en gestion de projet, en leadership et en éthique. Relevons encore que si quelqu’un sait parler «recherche», cela facilite grandement la collaboration interprofessionnelle, qui est aussi un de nos axes de développement. La pandémie nous a d’ailleurs montré à quel point cette collaboration était essentielle pour répondre aux crises de santé publique.
Une crise qui a d’ailleurs eu un fort impact sur l’Institut…
En effet, nous avons dû interrompre nos enseignements plusieurs semaines, car plus de 60% de nos étudiants ont été réquisitionnés. Lors de la première vague, nous avions d’ailleurs mis sur pied une plateforme d’échanges, un lieu de débriefing, pour que nos étudiants ne se sentent pas isolés. Nous prévoyons une publication sur la base de ces échanges, sous forme d’analyse qualitative. Et ces témoignages vont également fournir la matière à un autre projet, d’ordre artistique celui-là, avec de jeunes artistes. Mais nous nous sommes aussi investis au niveau national, par exemple en participant à la rédaction du document de synthèse «Protecting the physical and mental health of the workforce» pour la Swiss National COVID-19 Science Task Force.
Infirmières et infirmiers ont été sous les projecteurs en 2020: on les a applaudis, la presse les a élus «Suisses de l’année». Mais comment ont-ils vraiment traversé cette crise?
Cette crise est un test important pour la profession d’infirmière et d’infirmier. Comme l’ensemble du personnel hospitalier, nous sommes animés par le souci de prendre soin des patientes et des patients qui, par définition, sont au cœur-même de notre engagement, et cela se traduit par de fortes considérations éthiques. C’est un fait, le personnel infirmier est très impacté par cette pandémie, que ce soit physiquement ou mentalement, et l’une de mes craintes est qu’il s’épuise. Pour cette raison, il est important que la prise de conscience de la société civile, et des décideurs politiques, du rôle des infirmières et infirmiers dans le système de santé se traduise par des mesures garantissant des conditions de travail de qualité. En effet, il ne faudrait pas qu’une surcharge chronique de la profession ait pour conséquence une «déshumanisation» des soins. Au demeurant, je dois dire que le contexte sanitaire met plus que jamais en évidence l’importance des missions de l’IUFRS, d’une part parce qu’il forme les professionnelles et les professionnels de demain, mais aussi parce que la recherche en sciences infirmières contribue à la compréhension de ce métier qui gagne à être visibilisé.