Le 26 novembre dernier, l’Institut d’études politiques (IEP) et le laboratoire d'études des sciences et des techniques (STSLab, rattaché à l’Institut des sciences sociales) ont proposé une journée d’étude sur la place des femmes dans les technosciences.
À l’interface de la technique et des sciences, les technosciences sont un monde dans lequel celles-ci demeurent encore largement sous-représentées.
Le terme technoscience vient du fait qu’il ne fait plus vraiment sens de considérer les sciences et la technique comme deux mondes séparés, puisqu’il existe de plus en plus d’intrications entre les technologies de pointe et les avancées scientifiques. En informatique, par exemple, le développement technologique a précédé l’émerge des sciences informatiques.
Les chercheur·e·s impliqué·e·s dans l’organisation de cette journée ont travaillé sur les stéréotypes de genre dans l’ingénierie et l’innovation, mais également sur les défis et obstacles rencontrés par les étudiantes et ingénieures qui évoluent dans un domaine très masculin.
Le Prof. Dominique Vinck (ISS), Marie Sautier (Doctorante FNS-LIVES à l’ISS) et Ivan Sainsaulieu (collaborateur scientifique externe, Professeur à l’Université de Lille) répondent à nos questions.
Quelle est la place des technosciences dans les sciences sociales ?
D. Vinck : Dans la société actuelle, il est difficile pour les sciences sociales de faire l’impasse sur les technologies. Le numérique en est un parfait exemple : plus aucune activité humaine ne se fait sans lui. Le STSLab a pour objectif de replacer les technologies dans les contextes concrets de leur conception, production et usage afin de contribuer à une discussion critique sur ces objets émergeants.
De même, les technosciences se doivent de prendre en compte les savoirs produits par les sciences sociales. Dans le cas du COVID-19, ne pas inclure la dimension sociétale a eu des implications directes sur les applications de traçage. Ces dernières reposent sur des hypothèses lourdes qui sont le reflet de ceux qui les ont créées : généralement des hommes blancs issus de classes privilégiées. Recevoir des alertes en cas de rencontre avec un·e porteur·euse du COVID-19 est gérable si l’on ne croise que peu de personnes et que l’on a la possibilité de se mettre en télétravail, mais cela est loin d’être le cas pour tout le monde. Les personnes qui travaillent en présentiel et empruntent des transports bondés ont été submergées d’alertes, ce qui a pu être source de stress.
Quelle est la place des femmes et des études genre dans le domaine des technosciences ?
D. Vinck : Les chercheur·e·s n’adoptent que rarement une perspective genre dans leurs travaux. Or, une fois sur le terrain, force est de constater que le genre est une problématique fortement présente : les femmes ne représentent qu’entre un et 30% de la population estudiantine (pourcentage qui varie selon les branches), et nombreuses sont celles qui abandonnent une carrière d’ingénieure, notamment en raison de l’atmosphère machiste qui règne dans ces milieux professionnels. De plus, les domaines sont investis de façon très genrée. Si l’on prend l’exemple du nucléaire, les hommes ont privilégié les créations de réacteurs et les femmes, la gestion des déchets. En outre, les technologies étant aussi façonnées par l’imaginaire de leurs concepteurs, la domination masculine se traduit dans les objets.
On parle souvent de la féminisation des technosciences, qu’en est-il aujourd'hui ?
M. Sautier : Le bilan est mitigé. En Suisse, les dernières données dont on dispose à l'échelle nationale montrent que les étudiantes sont sous-représentées dans sept des huit disciplines regroupées sous le sigle "STEM" (Sciences, Technology, Engineering, Mathematics).
En outre, plusieurs études mettent en question l'idée très répandue d'une féminisation qui serait "lente mais irrémédiable". Au contraire, la féminisation des études en technosciences ne constitue pas un processus linéaire ou naturel. Les travaux d'Isabelle Collet montrent que la proportion de femmes dans les écoles d'informatique a été divisée par deux en Europe occidentale. A l’heure actuelle, en Suisse romande, les hommes représentent près de 90% des effectifs.
Les femmes sont-elles peu attirées par ces disciplines scientifiques ?
M. Sautier : Réfléchir à la question de cette façon - en la problématisant a priori du côté des femmes et de leur attirance intellectuelle supposée - tend à légitimer les inégalités en place. De nombreux travaux permettent de comprendre en quoi les lieux d'enseignement des sciences, les pratiques, "traditions" ou dispositifs institutionnels à l'œuvre dans les disciplines fortement masculinisées, ou encore les méthodologies scientifiques ou produits d'innovation eux-mêmes (ex. dans le cas de l'Intelligence artificielle) participent à l'exclusion des femmes du champ technoscientifique. Tout l'enjeu de cette journée d'étude était de s'emparer de quelques-uns de ces défis pour mettre l’accent sur « les technosciences » et non pas sur les « femmes ».
Comment l’atelier "Ingénieure, un métier d’un nouveau genre ? La technoscience et les femmes" s’inscrit-il dans le cycle de conférences du Tour de l’Innovation ?
I. Sainsaulieu : J’ai initié le Tour de l’innovation afin que les sciences sociales, en particulier la sociologie critique, s’emparent de ces thèmes qui sont traditionnellement l’apanage des domaines de l’innovation et des entreprises.
Le Tour de l’innovation est d’abord un tour géographique puisqu’il s’agit d’organiser des séminaires de recherche à travers la France et la Suisse romande. Il rassemble des chercheur·e·s qui font le tour des questions liées aux technosciences en déconstruisant les liens entre innovation et entreprises. Leurs investigations portent sur les liens qui existent entre technosciences et politiques scientifiques, rapports de genre et de classe, durabilité, etc.
Pour cette journée d’étude, nous avons choisi de réfléchir aux rapports de genre qui, comme l’ont dit mes collègues, constituent un élément central pour comprendre les enjeux auxquels font face les technosciences. Les discussions devraient particulièrement intéresser les pouvoirs publics suisses puisque ceux-ci développent des mesures qui visent à inclure davantage de femmes dans les STS. La journée que nous avons organisée a justement permis de poursuivre la réflexion.
Le succès a été au rendez-vous tant en termes de participation (80 personnes présentes via zoom) que de contenu : la qualité des exposés et des échanges qui les ont suivis, échanges parfois nourris de controverses, ont démontré le vif intérêt du public pour les rapports de genre dans les technosciences.
Article de Laure Kaeser, chargée de projets Egalité, Décanat SSP