Entretien avec Antoine Chollet, MER à l'Institut d'études politiques (IEP/UNIL) sur la nouvelle publication de la collection «Savoir suisse».
Le tirage au sort est revenu sur le devant de la scène depuis quelques années. On en parle pour sélectionner des assemblées délibératives, voire les parlements eux-mêmes. On espère par ce biais enrayer l’affaiblissement des démocraties contemporaines.
Il se trouve que l’histoire de la Suisse offre, entre le 17e et le début du 19e siècle, une quantité impressionnante d’usages du tirage au sort en politique. Dans les cités-États, dans les cantons ruraux, mais aussi au moment décisif de la fondation de la Suisse moderne, au tournant des Lumières, on y a abondamment recouru, pour des raisons très diverses, davantage pour maintenir des élites en place que par souci démocratique. Plonger dans cette histoire encore très méconnue du tirage au sort en Suisse permet d’en approfondir les significations et de remettre en cause par la même occasion quelques croyances à son égard.
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Entretien avec Antoine Chollet
D’où ce projet tire-t-il sa genèse ?
Il s’agit d’un projet qui fait suite à certaines interrogations rencontrées lors de mes lectures sur le tirage sort. En effet, plusieurs auteurs y faisaient référence à quelques exemples suisses mais sans donner plus de détails. J’ai alors commencé à faire quelques recherches et suis tombé sur la mention de très nombreux usages du tirage au sort en Suisse jusqu’au XIXe siècle. Le Fonds national de la recherche scientifique (FNS) a ensuite accordé en 2015 un important subside pour poursuivre ces recherches, qui ont été effectuées par deux doctorants : Maxime Mellina et Aurèle Dupuis, qui co-signent le livre, ainsi qu’un chercheur FNS senior, Alexandre Fontaine, et une chercheuse junior, Nathalie Dahn-Singh. Cette équipe a rapidement découvert que les usages du tirage au sort dans la Suisse d’Ancien Régime étaient non seulement nombreux, mais aussi extrêmement variés.
Comment s’est déroulée votre recherche ?
La recherche proprement dite a été menée pour l’essentiel par les deux doctorants. Elle a été passionnante et riche en rebondissements, même si nous avons rencontré quelques difficultés. Les archives consultées à Glaris étaient écrites en « Kurrent » qui est l’ancienne graphie de la langue allemande et qui nécessite un apprentissage spécifique si l’on veut pouvoir la déchiffrer. C’est Aurèle Dupuis qui s’est chargé de cette partie et a décrypté les sources glaronnaises. Les deux doctorants ont également dû faire face à des sources qui étaient parcellaires et incomplètes. Toutefois, la recherche a très vite permis de montrer que les procédures de tirage au sort étaient centrales pour de nombreuses fonctions politiques, et d’autres aussi puisque même des postes académiques étaient tirés au sort, dans la ville de Bâle en l’occurrence.
Ce livre ne dresse pas une cartographie exhaustive des usages du tirage au sort dans la Suisse d’Ancien Régime, exercice fastidieux et sans doute impossible à mener à bien. Nous nous sommes donc plutôt concentré.e.s sur trois études de cas : les villes de Bâle et Berne, et le canton de Glaris. Ces trois cas se justifient en particulier par l’usage extensif qu’ils font du tirage au sort, mais également par le caractère très divers des collectivités concernées (une démocratie directe à Glaris, une république corporatiste à Bâle et une cité patricienne à Berne).
Est-ce que l’usage du tirage n’a pas été pour les élites suisses un moyen d’accaparer le pouvoir ?
Exactement. L’un des principaux apports de notre recherche a été de montrer que le tirage au sort tel qu’il a été utilisé en Suisse n’était pas un outil démocratique. De manière générale, il a surtout été utilisé pour répartir de manière plus consensuelle le pouvoir entre les familles dominantes. Le tirage au sort n’a pas conduit, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, à un élargissement de la participation aux cercles du pouvoir politique. Une exception relative est la ville de Bâle, dans laquelle on observe une très légère ouverture de l’oligarchie qui la contrôle au cours du XVIIIe siècle, directement imputable à l’introduction de procédures de tirage au sort dans ses mécanismes de sélection des magistrats. D’autre part, il est remarquable que, dans tous les cas que nous avons pu observer, le tirage au sort est utilisé en combinaison avec l’élection, sans que les deux systèmes ne soient opposés.
Est-ce que l’introduction de la démocratie représentative a effacé l’usage généralisé du tirage au sort ?
La transition a été plus compliquée en Suisse. La mise en place d’un système représentatif au moment de la République helvétique s’accompagne de mécanismes de tirage au sort, par exemple. Ils coexistent jusqu’au moment de la Régénération à partir de 1830. Dès lors, les idées plus libérales s’implantent en même temps que les anciens patriciats locaux perdent une partie de leur pouvoir, emportant avec eux les procédures de tirage au sort. Le souvenir de cet usage va disparaître rapidement. En 1848, la première Constitution fédérale ne mentionne plus du tout le tirage au sort. Il a alors disparu des débats et appartient définitivement au passé.
Aujourd’hui, le tirage au sort a-t-il disparu en Suisse ?
Le seul usage du tirage au sort en Suisse pour l’attribution de fonctions politiques consiste à trancher en cas d’égalités de voix dans certains cantons. D’autres pratiques demeurent encore pour la répartition de biens rares. Toutefois, notre recherche n’a pas porté sur les usages contemporains, un travail qui est mené au sein de notre institut par Dimitri Courant par exemple. En effet, de nombreux projets sont en cours.
Quel regard portez-vous sur le tirage au sort après cette publication ?
Les avocats contemporains d’un retour au tirage au sort font souvent référence à l’histoire, et notamment à la démocratie athénienne. Les exemples suisses montrent toutefois le contraire, puisque le tirage au sort y a eu une dimension plutôt oligarchique que démocratique. Il faut donc se montrer prudent quant aux effets de démocratisation qu’il peut entraîner. N’oublions pas que le tirage au sort n’est qu’un outil, et que son véritable sens politique dépend à peu près intégralement de sa mise en place concrète.
Pour découvrir les pratiques du tirage au sort en Suisse, l’IEP vous invite vivement à découvrir ce nouvel ouvrage de Maxime Mellina, Aurèle Dupuis et Antoine Chollet, du Centre Walras Pareto (CWP).