L’art du Haut Moyen Âge romain demeure peu étudié, alors que la ville s’était muée en un vrai carrefour culturel après la période antique. Chiara Croci et Irene Quadri, de la Section d’histoire de l’art à l’UNIL, comptent y remédier avec un nouveau projet.
La capitale de l’Italie, ses remarquables monuments et sa production artistique ont fait l’objet d’une ribambelle de publications, allant de textes scientifiques à des ouvrages pour les enfants. Rome ne semble plus avoir de secrets. Pourtant, « le Haut Moyen Âge à Rome (ndlr : Vème au XIème siècles) est resté dans l’oubli. À ce jour, aucune étude exhaustive portant sur sa trajectoire artistique n’a été réalisée, alors qu’il s’agit de siècles très importants du point de vue de la culture visuelle : le monde antique s’écroule au Vème siècle, et de nouveaux peuples arrivent sur le devant de la scène à Rome, tels que les Goths, les Byzantins, les Francs, les Germains, etc. », contextualise Chiara Croci, maître-assistante à la Section d’histoire de l’art de l’Université de Lausanne.
Pour offrir une révision de ce patrimoine pictural, conservé ou perdu, et le recenser complètement, la chercheuse a lancé avec sa collègue Irene Quadri (elle aussi maître-assistante en histoire de l’art) le nouveau projet Rome aux siècles « obscurs ». Les lumières de la communication visuelle, Ve-XIe siècles en septembre 2020. Cette recherche fait partie d’un plus vaste projet international, avec comme principales institutions partenaires l’Université de Rome, la Sapienza, et l’Université de Padoue.
Les résultats de cette vaste étude seront notamment présentés dans deux monographies collectives, dans un colloque international, ainsi que dans une base de données en open access.
Le projet se concentre surtout sur l’art sacré, étant donné que les édifices de culte ont conservé leur fonction jusqu’à présent, contrairement aux structures civiles, souvent détruites puis reconstruites. Et bien entendu, à Rome, le pouvoir était tenu par la papauté. Les peintures et mosaïques faisaient office d’outils au service de l’intense communication ecclésiastique de l’époque, dans tous les espaces sacrés et profanes.
Préjugés historiographiques
« De façon générale, la production artistique à Rome pendant le Haut Moyen Âge a été lue sous un prisme historique, voire politique », estime Chiara Croci. Au XXème siècle notamment, l’étude de ces œuvres laissait entendre que tout ce qui s’éloignait des canons de l’Antiquité avait été en quelque sorte corrompu par l’arrivée des Grecs, des « Barbares » et par la christianisation. L’art des siècles figurant au cœur du projet fut longtemps considéré par les historiens de l’art comme une régression par rapport à une parfaite Vénus de Milo par exemple, et les spécialistes affirmaient que cet art ne se renouvelait guère. « Mais au Moyen Âge, l’intention était différente, on ne cherchait pas à représenter exactement l’apparence des choses », note Irene Quadri. Pour les deux chercheuses, une vision géopolitique d’opposition entre les deux empires d’Orient et d’Occident a longuement imprégné le discours historique et historico-artistique. « Cette vision dichotomique ne tient pas forcément lorsqu’on regarde les œuvres de près, ces dernières sont bien plus compliquées que cela », poursuit la chercheuse.
Voilà pourquoi les historiennes de l’art, dans une approche transdisciplinaire, feront analyser chimiquement des échantillons de mosaïques auprès du laboratoire de géosciences de l’Université de Padoue (en Italie) pour déterminer les composants du verre et ainsi, la provenance du matériel. Idem pour la technique des peintures, qui seront analysées par un indépendant rattaché à l’Université de Bologne. « Ces informations très pratiques sur les œuvres pourront être mises en perspective, souligne Irene Quadri. Les analyses nous permettront de tisser d’éventuels liens entre les différents objets – mosaïques ou peintures – présentant les mêmes caractéristiques, en-dehors de Rome même. »
Sa collègue renchérit : « plusieurs recherches ont déjà été effectuées sur des mosaïques et des peintures de la même époque dans plusieurs centres d’Occident et même en Italie, alors qu’à Rome ce domaine demeure inexploré. Grâce à ces points de comparaison existants, nous espérons que les résultats des analyses dégageront des éléments sur les monuments au cœur de notre projet. »
Métissages et bouillon de cultures
Les analyses chimiques seront-elles utiles pour distinguer l’art carolingien de l’art goth ou byzantin par exemple, peuples dont la présence à Rome est attestée ? « Les cultures sont si imbriquées entre elles à ce moment qu’il est très difficile d’affirmer que telle peinture est byzantine », répond Irene Quadri. « On lit dans les sources pontificales qu’il y a eu des oppositions et des cohabitations avec des généraux goths, tandis que les Byzantins investissent directement la papauté, certains papes étant d’origine orientale. Par la suite, on sait que les papes étaient aussi en contact avec les Goths, les Lombards et les Francs, ces derniers prenant le contrôle d’une partie de plus en plus ample de l’Italie. Ces peuples se sont intégrés à la culture locale, y compris du point de vue de la production artistique. Ils ont souvent fini par imiter ce que les empereurs romains faisaient auparavant », explique Chiara Croci.
Ces œuvres sont donc les produits des trajectoires historiques et territoriales des différents peuples ayant constitué la Rome médiévale. « Les rencontres entre les peuples et cultures à Rome ne se sont jamais déroulées dans un mode unidirectionnel. Le résultat, c’est ce grand melting pot », conclut Chiara Croci.