Samuel Jaccard est professeur associé à l’Institut des sciences de la Terre à l’UNIL. Il est l’un des experts invités à la conférence-performance « À la recherche des canards perdus », le 26 octobre, qui traite du changement climatique, thème au cœur de son travail.
Géochimiste, spécialiste des océans et du cycle du carbone, il a pris ses fonctions de professeur associé à la Faculté des géosciences et de l’environnement (FGSE) en août 2020. Samuel Jaccard, qui avait participé à une expédition suisse en Antarctique (hiver 2016-2017) organisée par le Swiss Polar Institute, embarque cette fois pour une aventure climatique d’un autre type, teintée d’insolite. Lundi 26 octobre, avec ses collègues Frédéric Herman (doyen de la FGSE) et Augustin Fragnière (chef de projet au Centre interdisciplinaire de la durabilité), le professeur assure la partie « médiation scientifique » et « discussion » avec le public de la première des six cartographies théâtrales, conférences scientifico-absurdes, performées par Frédéric Ferrer sur le campus de Dorigny cet automne (événement proposé par le programme « Hors les murs » du Théâtre de Vidy et par le Service culture et médiation scientifique de l'UNIL). Nous avons toqué à la porte de Samuel Jaccard, au Géopolis, pour en savoir plus sur ces canards perdus et ses activités d’océanographe.
NM : « À la recherche des canards perdus » se base sur une expérience scientifique de la NASA, qui a disséminé au Groenland 90 canards de bain en plastique jaune en 2008. C’était pour rire, en fait ?
SJ : (rires) Non, c’était une expérience sérieuse, où les volatiles équipés d’un GPS ont été employés comme traceurs pour mesurer la fonte des glaces du Groenland. Les chercheurs ont largué les canards dans un glacier, qui ont été emportés par l’eau de fonte, ruisselant dans les entrailles dudit glacier. Ils voulaient connaître le temps qu’il faudrait aux palmipèdes pour arriver en mer et par quelle cavité du glacier ils sortiraient. Cette expérience a été réalisée pour tenter d’appréhender le volume et la trajectoire des eaux de fonte, liées à l’augmentation des températures. Sauf qu’aucun de ces jouets n’a été retrouvé jusqu’à présent !
Frédéric Ferrer livrera au public ses explications pour localiser les volatiles disparus. Quelles sont vos hypothèses ?
Je pense qu’ils se sont coincés dans les entrailles de la calotte groenlandaise. Peut-être qu’un jour ils seront libérés, suivant la vitesse à laquelle la fonte s’accélère. À moins qu’ils n’aient été broyés par le glacier.
Quel est le principal impact du réchauffement climatique, au centre de vos recherches, sur la vie océanique ?
En tant que géologue, j’essaie de documenter comment le climat a changé dans le passé, avant que nos activités industrielles n’impactent le système climatique. La vitesse à laquelle il évolue actuellement est 10 à 100 fois plus rapide que les changements naturels de température qui se sont produits jadis. Cela fait disparaître les habitats, entraînant avec eux bon nombre d’espèces végétales ou animales, qui n’ont pas le temps de migrer ou de s’adapter. Dans les écosystèmes marins, l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère accroit la quantité de CO2 pouvant être dissoute dans les océans. On parle d’acidification des océans. Les organismes à squelettes ou dotés d’une structure en carbonate, comme les coraux, peineront à survivre. L’augmentation des pics extrêmes de températures dans les océans stressent les écosystèmes et, en combinaison avec divers facteurs, font diminuer la biodiversité océanique.
La géo-ingénierie pourrait-elle aider les écosystèmes marins ?
Pour atténuer l’acidification des océans, des efforts sont investis pour capter le CO2 atmosphérique. Ou pour disséminer du fer dissous dans les océans afin de stimuler la croissance du plancton végétal. Mais ces techniques sont coûteuses, difficiles à mettre en œuvre et assez inefficaces pour le moment. La technologie jouera probablement un rôle, mais on ne peut pas compter uniquement sur elle, comme oreiller de paresse. Il faut passer par une diminution drastique et à long terme de nos émissions de CO2.
En plus de votre activité de professeur associé à l’UNIL – vous enseignez la sédimentologie paléoclimatique –, avez-vous d’autres engagements ?
Je suis membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC. Je poursuis aussi un projet commencé en 2019 à l’Université de Berne, où j’enseignais avant : avec trois post-doctorants, nous tentons de développer un outil géochimique permettant de quantifier la pompe biologique, c’est-à-dire le transfert de carbone organique depuis la surface, où il est produit par la photosynthèse, vers les fonds marins. Lorsque le carbone atteint ces profondeurs, il peut rester stocké dans les océans pendant des centaines voire des milliers d’années. C’est un processus naturel efficace, qui diminue la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Enfin, j’interviens dans des classes d’école ou auprès de sociétés de sciences naturelles. Expliquer les raisons et les résultats de nos recherches fait partie du cahier des charges des chercheurs, qui sont financés par l’argent public.
Vous êtes l’un des co-auteurs d’un texte écrit par des climatologues, dans le cadre du procès des 12 activistes qui avaient joué au tennis dans une des succursales de Crédit Suisse en 2018 pour dénoncer les investissements de la banque dans les énergies fossiles…
Ce texte est une prise de position scientifique, qui a pour but d’étayer l’état de nécessité sous-jacent à l’action des militants. Cet état de nécessité a été reconnu, même si lors du deuxième round face à la justice vaudoise, les activistes ont été condamnés en appel. Pour nous, spécialistes du climat, il est important que cet état de fait soit reconnu juridiquement. Il y a urgence à prendre le taureau par les cornes. Tous les rapports scientifiques ou économiques démontrent que plus on agira vite, avec des mesures efficaces, plus rapidement la courbe sera infléchie, et moins cela nous coûtera à long terme.
Cartographie 1 : « À la recherche des canards perdus » (complet !) lundi 26 octobre 2020, 20h, auditoire 263 à l’Internef (UNIL)
Prochaines dates, auditoire 263 à l’Internef
Cliquez ici pour trouver toutes les informations sur les cartographies de l’Atlas de l’Anthropocène.
De la « dramaturgie du PowerPoint »
Le metteur en scène et acteur Frédéric Ferrer, à la tête de la compagnie Vertical Détour, joue depuis 2010 son Atlas de l’Anthropocène, composé de six « cartographies théâtrales » traitant de l’impact de l’homme sur son environnement de façon décalée. « L’Atlas est né du désir de questionner les désordres humains, en utilisant la forme de la conférence, explique l’ex-prof de géographie, au bout du fil depuis Paris. Je crée une dramaturgie du PowerPoint, formidable outil de fabrication et de falsification du récit. Il oblige à aiguiser le sens critique, à distinguer le vrai du faux. » Celui qui aime brouiller les frontières et qui se dit adepte de la pataphysique, ancre ses conférences dans des faits scientifiques rigoureux (notamment du travail de terrain qu’il a réalisé en amont, par exemple au Groenland), puis déroule des raisonnements logiques, si logiques qu’ils finissent pas devenir absurdes, loufoques, oniriques.