La philosophe belge Vinciane Despret anime les ateliers organisés par l’UNIL et le Théâtre Vidy-Lausanne, qui seront filmés et diffusés en direct, pour explorer, entre le 31 octobre prochain et fin avril 2021, «les manières d’enquêter» avec des artistes, des scientifiques et le public. Rencontre Zoom.
Philosophe des sciences, professeure à l’Université de Liège et à l’Université Libre de Bruxelles, spécialiste notamment de l’éthologie, Vinciane Despret viendra partager à Lausanne des expériences et des interrogations sur les différentes façons et raisons d’enquêter, propres aux scientifiques et aux artistes, qui mettent en forme et en scène de manière sensible ou conceptuelle ce qui nous arrive et ce qui nous attend. Ce cycle de rencontres et d’expérimentation collective Imaginaires des futurs possibles est proposé par le Service Culture et Médiation scientifique (SCMS) avec le Centre interdisciplinaire de durabilité, le ColLaboratoire, Unicom ainsi que par le Théâtre Vidy-Lausanne. Vinciane Despret est l'auteure de nombreux ouvrages sur la question animale et les relations qui peuvent se poursuivre entre les vivants et les morts. Un fil rouge tisse sa manière d’approcher chaque enquête : elle se demande toujours comment arriver à rendre les êtres intéressants et comment une recherche peut enrichir la situation qu’elle tente de décrire. Les ateliers participatifs (complets) sont associés à des spectacles.
Vous critiquez une certaine rigidité des sciences sociales, pourquoi ?
D’abord il y a des sociologues qui réfléchissent aussi aux routines de leur profession, donc je ne critique pas tout le monde. Mais je pense qu’on n’arrive à rien de bien intéressant quand on s’adresse à des personnes sans tenir compte de leur expertise sur la question qu’on pose, sans chercher là où elles sont meilleures que nous-mêmes, où elles ont quelque chose à nous apprendre. Si on interroge les gens de manière anonyme, par exemple, on ne récolte pas la parole de quelqu’un mais d’un quiconque, prétendument représentatif d’une population. Ma deuxième critique est celle du surplomb de la sociologie critique, un présupposé selon lequel les gens sont dupés par eux-mêmes et très peu conscients de leurs déterminations, dont la science seule va dévoiler les mécanismes. Or, je suis souvent étonnée de voir à quel point les personnes rencontrées savent d’où elles parlent, j’en ai fait l’expérience par exemple avec des éleveurs. Enfin, mon dernier reproche porte sur la psychologie quand, par peur d’être dupé lui-même, le scientifique en vient à cacher aux personnes le but de sa recherche, pour ne pas les inciter à répondre dans le sens supposé être le sien, mais le résultat est justement qu’on passe à côté de ce qu’elles auraient vraiment à dire si elles connaissaient le sujet de la recherche.
Vous nous invitez à nous intéresser aux autres êtres qui sont pour vous les animaux, mais aussi les morts. Croyez-vous aux fantômes, Vinciane Despret?
Je ne me pose pas la question ou alors j’y crois au même titre que je crois à l’existence des autres. Je crois en la relation et en la possibilité d’avoir des relations avec des êtres qui ne sont plus là. D’ailleurs connaissez-vous un seul être qui existerait en lui-même ? Pas plus qu’un fantôme nous n’avons cette force-là. Dieu existerait-il s’il n’y avait pas des fidèles pour s’adresser à lui, demande Bruno Latour ? Le sentiment de ma propre existence dépend de celle d’un autre, si bien que de nombreuses personnes pensent que si elles continuent de parler avec le mort, la relation va se prolonger par-delà la séparation que notre société matérialiste estime radicale et définitive.
Dans le film Sous le sable, François Ozon évoque une femme qui ne se résout pas à la disparition de son mari…
Je suis critique de ce film car le réalisateur se positionne finalement en faveur de l’idée moderne du deuil à faire, comme si cette femme était juste folle. Vous me dites savoir que la silhouette à la fin sur la plage n’est pas le mari disparu, et c’est précisément parce que le cinéaste lui-même reste dans la pure tradition des Lumières ; il n’ose pas laisser la question du fantôme en suspens, comme Henry James dans sa fameuse nouvelle Le Tour d’écrou au terme de laquelle le lecteur reste dans l’incertitude, avec la possibilité s’il le souhaite de choisir entre une interprétation rationnelle et une autre occulte. Le problème de la personne qui ne fait pas son deuil dans notre vision dominante c’est qu’on la rejette, ce n’est pas qu’elle puisse continuer à dialoguer par-delà la mort. De nos jours, d’ailleurs, certains thérapeutes considèrent que cet échange si particulier peut être réparateur. Toutefois, dans de très nombreuses cultures qui acceptent que les morts puissent continuer à intervenir dans la vie des vivants, on veille avec beaucoup de sagesse à garder les mondes relativement séparés, pour que les défunts ne viennent pas entraver la vie de ceux qui restent — et cela fait l’objet de rituels et de négociations. Cette sagesse est nécessaire afin que les endeuillés puissent reprendre le fil de leur vie et ne pas être totalement oublieux du monde. Là seulement ce serait toxique, mais pas d’emblée comme nous le suggère François Ozon, par exemple.
Alain Finkielkraut évoque un devoir envers les morts qui ne peuvent plus se défendre de nos caricatures, par exemple il écrit sur Charles Péguy pour l’empêcher d’être récupéré par l’extrême-droite alors qu’il était un instituteur pauvre, un homme de gauche, un dreyfusard de la première heure…
Je suis pleine de curiosité et d’intérêt à l’égard des obligations auxquelles souscrivent les vivants et qui ne nourrissent pas leurs plaisirs et leurs intérêts immédiats. En voici un exemple, même si je ne parlerais pas en termes de devoir. J’aime bien cette idée d’honorer la mémoire d’un mort et de le protéger des récupérations qu’on lui fait subir sans respect pour les idéaux qu’il a portés et qu’il ne peut plus défendre. En somme, il s’agit ici de veiller à laisser toutes ses chances au monde tel que Péguy le souhaitait, de protéger la possibilité même de penser le monde de cette façon et d’y croire.
Que pensez-vous de la hiérarchisation qui vise à sermonner sur le fait de soigner davantage son animal de compagnie que le voisin de palier, le pauvre oublié, le migrant abandonné ?
Si vous avez la responsabilité d’un animal, au nom de quoi faudrait-il le traiter plus ou moins mal sous prétexte que des gens sont malheureux ? On pourrait plutôt vous demander si depuis que vous avez cet animal votre relation s’est modifiée avec ce voisin à qui vous ne parliez jamais ? Et ce que cette nouvelle façon d’être avec le voisin entraîne ? Quant au problème des migrants il est honteux en soi, pas besoin de comparer. Et si un jour vous hésitez à entreprendre un traitement coûteux pour votre chien afin d’aider une famille en grande difficulté, alors c’est un vrai choix éthique et qui vous appartient. Mais on ne peut pas à priori vous empêcher de préférer votre chien à des humains.
Êtes-vous antispéciste ?
Non, car c’est ne pas reconnaître la notion même d’espèce. Je suis «multispéciste» car il existe une infinité de manières d’être vivant et il n’y a pas matière à les hiérarchiser à priori. Aucune vie ne peut tenir sans reposer sur d’autres êtres, ce qui signifie aussi se nourrir d’eux ou des mêmes choses qu’eux. Dire qu’on ne tue plus parce que des humains en ont décidé, c’est imposer à d’autres créatures notre morale et un statut unique qui est un statut humain. L’antispéciste mise encore sur l’exceptionnalité humaine, tout comme les industries qui reposent sur le biomimétisme pour s’enrichir de l’observation des animaux sans rien leur restituer. D’autres cultures pensent qu’il y a un prix pour apprendre quelque chose des autres, que cela demande au minimum de leur faire honneur. L’exceptionnalisme est retors car il est prêt à reconnaître aux animaux des talents et des compétences dont nous sommes dépourvus, pour mieux mettre en avant l’humanité qui malgré de faibles atouts pour se défendre invente l’écriture et bâtit des civilisations. Alors le biomimétisme, je veux bien y voir une sortie en douceur de l’exceptionnalisme humain lorsqu’il y aura un échange de savoirs, une forme de réciprocité et pas uniquement des brevets, sinon on en reste à des actes de pillage.
Une dernière question : si le mort qui nous a tourmenté de notre vivant ne revient pas nous hanter, alors la science dure a du bon, non ?
Voilà une façon espiègle de considérer le rationalisme, si ceux qui craignent les morts envahisseurs peuvent s’y référer comme à une prophylaxie, au même titre que les gousses d’ail pour ceux qui craignent les vampires ! Je plaisante mais j’aime bien cette hypothèse joyeuse.