Portrait de Solène Froidevaux, lauréate du Prix Egalité

Attribué pour la troisième année consécutive, le Prix facultaire « Genre - Égalité femmes-hommes » a été décerné à Madame Solène Froidevaux, Docteure ès sciences sociales de l’Université de Lausanne.

Ce prix récompense l’excellence et la pertinence de sa thèse « Des corps et des armes : Devenir un sujet genré par la pratique sportive du tir à l'arc et du tir à l'arme à feu en Suisse », menée sous la direction de la Professeure Eléonore Lépinard (Institut des sciences sociales, UNIL).

Toutes nos félicitations pour l’obtention de votre Prix ! Qu’avez-vous éprouvé en le recevant ?

Merci ! J’ai ressenti un grand plaisir à voir mon travail reconnu par mes pairs, d’autant plus sur un terrain de recherche peu étudié dans le champ académique. Par ce choix de sujet, j’ai pu montrer à quel point les pratiques sportives de tir sont un terreau fertile pour mieux comprendre comment le genre, en tant que processus social, s’immisce jusque dans les gestes et les sens, et participe à modeler les expériences corporelles des individus. Je tiens à remercier ici Eléonore Lépinard, ma directrice de thèse, qui m’a accompagnée avec bienveillance dans ce processus, qui a été à la fois passionnant et éprouvant.

Votre thèse de doctorat aborde la question du genre dans la pratique sportive à travers des sports, le tir à l’arc et le tir sportif, qui n’ont fait l’objet que de peu de recherches. Comment avez-vous été amenée à travailler sur cette question ?

Les pratiques sportives de tir renferment en elles-mêmes un certain nombre d’éléments qui peuvent susciter l’intérêt d’une sociologue qui articule des questions sur le sport, le corps et le genre. Tout d’abord, le tir à l’arc et le tir à l’arme à feu impliquent des objets – les armes – qui ne laissent socialement – et sociologiquement – pas indifférent·e. De travaux ont montré que les armes se trouvent souvent dans les mains des hommes et font partie d’une division sexuelle plus globale des outils et des techniques dans nos sociétés contemporaines. J’ai questionné ce postulat à l’aune d’une enquête ethnographique où les femmes se retrouvent à manipuler des armes, mais dans un but sportif. Ce point sur les armes est particulièrement intéressant dans le contexte de la Suisse où l’école militaire est obligatoire pour les jeunes hommes citoyens suisses et les amène, pour un grand nombre, à manipuler des fusils. Le fait d’avoir traité en parallèle du tir à l’arc m’a éclairé sur divers processus de familiarisation à l’arme, tout en dégageant des récurrences sur le rapport genré que l’on peut entretenir avec son corps, les objets et autrui selon les situations.

De plus, à un niveau plus personnel, en tant que Suisse, je n’ai pas du tout été socialisée au tir à l’arc ni au tir à l’arme à feu. Pourtant, il existe en Suisse un engouement assez important pour le tir et pour les armes à feu dans le cadre de coutumes liées au militaire. Ce travail a donc été pour moi un moyen de dépasser certains a priori en apprenant les deux pratiques et d’amener ce terrain au sein de l’université, et plus précisément des sciences sociales, alors même que peu de personnes font du tir ou avouent en faire.

Pourriez-vous nous décrire les principales conclusions de votre recherche ?

Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressée à la façon dont l’engagement corporel des individus dans les pratiques sportives de tir contribue à la fabrique du genre, à son questionnement et à son articulation avec d’autres dynamiques sociales, telles que l’âge ou encore le validisme. Ainsi, en pratiquant le tir, l’individu se trouve dans certains espaces, lesquels sont faits d’objets, d’autres corps et de règles spécifiques qui (re)produisent un certain nombre de normes corporelles genrées. Peu de travaux se sont intéressés à la dimension sensible et vécue du genre, laquelle permet pourtant de montrer que des logiques genrées de différenciation des corps et des comportements se jouent et se déjouent en situation.

Tout d’abord, les espaces où se trouve le plus grand nombre de femmes ne doivent pas être lus comme des lieux où de facto les normes de genre sont moins saillantes. S’il y a moins d’obstacles à l’intégration à la pratique des femmes dans certaines situations, le rapport corporel à soi reste souvent genré. Par exemple, dans le tir à l’arc classique, il y a la possibilité de choisir la puissance de son arc, ce qui conduit beaucoup de femmes à le pratiquer puisque la force pour manipuler l’arme n’est pas vue comme pertinente. Pourtant, dans la pratique, il y a une tendance de la part des hommes rencontrés à choisir un arc trop puissant pour eux, en intégrant la douleur et la force comme faisant partie nécessairement de la performance sportive. A contrario, la plupart des femmes – y compris les sportives de haut niveau – vont plutôt sous-estimer leurs capacités corporelles en choisissant un arc avec moins de puissance. Si des normes peuvent donc être déjouées au niveau des interactions, le genre se joue aussi au niveau du rapport au monde individuel, où des objets et des actions sont rendus accessibles ou non. Mon travail de thèse encourage donc à analyser le genre à plusieurs niveaux.

Les tensions entre maintien et questionnement des normes de genre se jouent aussi à un niveau individuel. Prenons le cas des femmes dans les pratiques de tir. D’une part, il existe un relâchement visible de normes dans le tir à l’arc, où l’embonpoint n’est pas stigmatisé et où il existe des possibilités corporelles de repenser le rapport genré à son corps (étendre son corps, relever sa posture, prendre de l’espace, faire du bruit). D’autre part, les femmes ont intégré un « être-au-monde » genré (avoir peur des armes qu’elles les aient manipulées ou non, ne pas choisir une arme puissante bruyante et de grande distance, ne pas avoir accès à certaines armes, mettre à distance la violence supposée de l’objet). Les pratiques les amènent donc à jongler avec des expériences corporelles contradictoires, avec en fond un discours réaffirmant les stéréotypes de genre, auquel les matérialités participent à la fois à brouiller les frontières et à les réaffirmer. 

Un autre constat est que si socialement un lien entre virilité et arme est institué, donnant la possibilité aux hommes de s’assumer et d’être valorisés en tant que corps armé, cela n’équivaut toutefois pas à postuler une inclinaison mentale, physique, émotionnelle et sensitive des hommes aux armes. Lors de la pratique en groupe, aucun homme ne m’a dit avoir eu des blocages et des peurs. C’est en entretien que cela est apparu de manière fréquente. Alors que la peur est une émotion partagée par et entre les femmes – qu’elles aient essayé ou non l’arme –, elle reste de l’ordre du privé pour les hommes, mais elle est bien réelle. La peur est donc une émotion genrée au niveau collectif, mais se retrouve aussi chez les hommes au niveau du rapport à soi. Considérés comme les experts des armes et des arcs, les hommes semblent devoir tenir un certain rôle, qui inclut la monstration de la maîtrise de soi et des émotions. Ce déplacement vers des valeurs mentales (et non physiques) est d’ailleurs un point important dans les pratiques de tir et contribue à maintenir des normes viriles dans des sports qui demandent moins d’effort physique visible que d’autres.

Enfin, le genre n’est pas toujours l’élément saillant en situation. Par exemple, les femmes faisant du tir à l’arme à feu sont prises en compte et pensées comme des sujets tireurs à part entière de par leur origine nationale. Elles sont acceptées dans la pratique du tir à l’arme à feu, tant que l’objet est détourné du but militaire pour lequel il a été créé. Lorsque la dimension de protection de la nation entre en jeu, les frontières de genre sont réintroduites.

Ce travail m’a donné des pistes pour continuer à explorer les processus par lesquels les activités sportives de tir, en tant que pratique corporelle, espace matériel et comme institution, contribue à créer certains types de corps, à les classifier et à les hiérarchiser au nom de l’équité sportive.

La question de l’égalité, du genre et de la sexualité est au cœur de nombreux débats aujourd’hui. Quelle(s) thématique(s) vous semblent aujourd’hui centrales pour faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Il est difficile de répondre à cette question en ne visant que certains domaines puisque la lutte contre les inégalités sociales – et ici de genre – doit se faire à tous les niveaux. Ainsi, promouvoir une société plus égalitaire passe à la fois par des questionnements sur les différentes positions que l’on occupe au quotidien, sur les interactions sociales, sur les règles institutionnelles ou encore les lois, qui peuvent contribuer à maintenir un ordre social qui ne donne pas les mêmes opportunités à tou·te·s. L’éducation des enfants, filles comme garçons, est souvent évoquée et elle est importante, mais je pense que ce travail de sensibilisation aux inégalités de genre doit également se faire davantage envers les adultes. Chacun·e doit pouvoir être impliqué·e dans cette lutte pour inventer des outils et des langages communs en vue d’une société moins compétitive, plus bienveillante et solidaire. L’égalité salariale et à l’embauche, la lutte contre les stéréotypes de sexe ou encore contre le harcèlement sexuel sont essentiels. Je souhaite particulièrement appuyer ici sur l’importance de repenser les normes corporelles genrées, les croyances associées (par exemple force masculine ; sensibilité féminine) et les rapports au monde et à soi qu’elles développent. En les intégrant, les individus rencontrent plus de difficultés à développer un rapport bienveillant à leur corps et à celui d’autrui, à pratiquer un certain sport ou métier, à exprimer leurs (non-)envies sexuelles, à dire leurs émotions, entre autres.

Vous êtes aujourd’hui Maitre de recherche suppléante à l’Institut des sciences sociales où vous dispensez des séminaires sur la question du genre. Comment envisagez-vous la suite de votre parcours académique et professionnel ?

Je viens de postuler à une bourse Early Postdoc.Mobility auprès du FNS afin de poursuivre mes recherches en genre et sport en Angleterre, à l’Université de Lincoln, l’année prochaine. Je collabore également avec la Ville de Lausanne et d’autres collègues de l’UNIL dans le cadre d’un projet sur les pratiques sportives des femmes dans la région lausannoise, afin d’élaborer une série de recommandations en faveur d’une politique sportive plus égalitaire.

Publié du 25 septembre 2020 au 2 novembre 2020
par Communication SSP
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