Le don de nourriture au sein des fratries est rare chez les rapaces, alors que les fratricides sont fréquents. La chouette effraie ou « Dame blanche » fait partie des exceptions : l’oisillon le plus âgé peut se montrer généreux en nourrissant son petit frère ou sa petite sœur. Un altruisme que l’équipe du Prof. Alexandre Roulin, au Département d’écologie et évolution de l’UNIL, décrypte dans un article qui vient de paraître dans la revue « The American Naturalist ».
Depuis près de 30 ans, Alexandre Roulin, professeur ordinaire au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, a fait de la chouette effraie (Tyto alba) son sujet d’étude privilégié. Ce rapace aux mœurs nocturnes et aux chuintements étranges peuple tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Vivant à proximité de l’Homme, il prend souvent ses quartiers dans les granges et greniers.
Dans un nouvel article publié le 10 juin 2020 dans le journal The American Naturalist, le chercheur lausannois s’est intéressé avec deux de ses postdoctorants, Pauline Ducouret et Andrea Romano, au don de nourriture au sein des fratries. Une générosité, pourtant inhabituelle chez les rapaces, dont fait preuve la Dame blanche. L’équipe a cherché à comprendre ce qui pousse un oisillon à être si bienveillant à l’égard de ses congénères.
Un transfert de responsabilités des parents aux jeunes
Pour mener à bien leurs investigations, les scientifiques ont filmé trente nichées sauvages durant la saison de reproduction d’avril à septembre, pendant deux jours et deux nuits consécutifs. Des nichoirs artificiels installés depuis plusieurs années sur des façades de granges situées dans la plaine de la Broye, dans les cantons de Vaud et de Fribourg (Suisse), ont été équipés de quatre caméras infrarouges miniatures.
Afin de ne pas déranger les parents, les dispositifs ont été placés lorsque l’aîné de la nichée avait quarante jours. À cet âge, les parents ne sont présents au nichoir que brièvement lorsqu’ils amènent les proies. Le comportement des poussins ainsi que celui des parents a été observé sous deux différentes conditions d'abondance de nourriture : une nuit sous le régime alimentaire fourni par les parents uniquement et une seconde nuit avec l’ajout expérimental de nourriture.
Les résultats révèlent jusqu’à quatre dons de proies entre jeunes chouettes en une seule nuit. « Comme attendu, ces dons sont émis par les oisillons les plus âgés, en bonne condition physique et lorsque la nourriture est abondante. L’aîné de la famille sera d’autant plus altruiste si ses parents le favorisent en lui donnant la plupart des proies », rapporte la DreSc. Pauline Ducouret, première auteure de l’étude.
Ce favoritisme, a priori injuste, pourrait en réalité être avantageux pour la famille. En transférant aux aînés la responsabilité de la répartition de la nourriture au sein de la fratrie, les parents ne perdent pas de temps à repérer quel jeune est le plus affamé et peuvent ainsi repartir chasser plus rapidement. Les aînés semblent, pour leur part, avoir un certain sens de la justice, puisqu’ils redistribuent les proies à leurs frères et sœurs de manière équitable.
Échange de bons procédés
Dans le cadre de leurs travaux, les biologistes ont mis en évidence un autre comportement concernant les liens sociaux au sein de la fratrie : un poussin aîné donne la proie soit au cadet qui a émis le plus de cris de quémande et qui est donc le plus affamé, soit à celui qui l’a longuement épouillé dans les heures précédentes. « En nourrissant un frère ou une sœur qui a particulièrement faim, l’oisillon lui offre une meilleure chance de survivre et de se reproduire, favorisant ainsi la transmission des gènes qu’ils ont en commun. Alternativement, l’épouillage entre jeunes permet d’éliminer les parasites et de réduire le stress. Les deux poussins s’échangent donc des services, c’est donnant-donnant », analyse le DrSc. Andrea Romano. L'étude de ces comportements chez des organismes non humains fournit par conséquent des informations importantes sur l'évolution de la vie sociale.
Récupérer son dû
La prochaine étape des recherches visera à étudier le vol de nourriture au sein des fratries avec le même jeu de données. Le but est de savoir si cet acte, à première vue négatif pour l’individu détroussé, ne serait pas en fait un don initié par le voleur. « Nos premières analyses montrent en effet que le pilleur dérobe la proie du frère ou de la sœur qui est favorisé e par les parents et de celui/celle qu’il a épouillé e longuement. Ces résultats font grandement écho à ceux que nous venons de publier dans The American Naturalist. Le voleur ne serait donc rien d’autre qu’un frère ou une sœur qui vient récupérer son dû ! » conclut la DreSc. Pauline Ducouret.