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Dans une étude parue le 16 mars 2021 dans «Current Biology», l’équipe de Laurent Keller au Département d’écologie et évolution de l’UNIL a découvert que, chez les fourmis, les chances de gravir les échelons professionnels au sein de la colonie ne sont pas déterminées par l’âge, mais selon un processus aléatoire. Ce qui permet à l’ensemble de la colonie de rester robuste tout au long de l’année.
Le remarquable succès écologique des insectes sociaux comme les fourmis, abeilles ou termites est souvent attribué à la division du travail particulièrement sophistiquée qui règne au sein des colonies. Chez les fourmis, les jeunes appelées «nourrices» veillent sur la reine et les larves, à l’abri, au cœur du nid. Leurs ainées s’occupent généralement de tâches plus périlleuses, sortent du nid à la recherche de nourriture (ouvrières dites «fourragères»).
L’ancienneté d’un animal et les responsabilités qu’il endosse sont bien liées, corrélées, «mais contrairement à ce que tout le monde croyait, ce n’est pas l’âge qui détermine à quel moment de sa vie une ouvrière passe de la fonction de nourrice à celle de fourragère», soulève Laurent Keller, professeur au Département d’écologie et évolution (DEE) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. En d’autres termes, ce n’est pas à un âge donné que les animaux entament leur reconversion professionnelle. En réalité, celle-ci est due à un processus aléatoire (stochastique), comme le montre l’étude publiée le 16 mars 2021 dans la revue Current Biology et menée en collaboration avec l’EPFL.
Les fourmis n’opèrent donc pas toutes leur transition au même âge. Par contre, une fois lancées, elles suivent un schéma similaire, et relativement rapide. «En l’espace d’une à deux semaines, elles passent de nourrices à fourragères», relate le directeur des travaux, Laurent Keller. Autre constat étonnant selon Tomas Kay, doctorant au DEE ayant participé à cette étude: à chaque jour de vie, et quel que soit leur âge – une semaine ou huit mois – les ouvrières ont exactement la même probabilité (environ 3 sur 100) d’entamer leur transition! Là encore, les chances de gravir les échelons ne sont donc pas influencées l’âge.
Interagissez, vous êtes filmées
Pour étudier la division du travail, les biologistes du DEE, se sont penchés sur les interactions sociales au sein des sociétés de fourmis. En effet, ces dernières sont très hiérarchisées: les membres d’une caste n’ont quasiment aucun contact avec ceux des autres groupes. Les changements de carrière se mesurent donc au fait que les insectes commencent à interagir avec des congénères en dehors de leur cercle d’origine.
Le DrSc. Thomas Richardson, premier auteur de l’étude et ancien postdoctorant au DEE, a filmé les moindres faits et gestes de quelque 500 fourmis (Camponotus fellah) pendant plus de 100 jours. Chacune d’entre elles portait sur son dos un code-barres et une couleur spécifique liée à sa date de naissance. Ce dispositif de traçage a permis d’enregistrer les comportements individuels, de voir comment ceux-ci évoluaient au fil du temps et de créer une carte minutieuse des dizaines de millions d’interactions au sein des trois colonies étudiées.
Le juste nécessaire
«Nous sommes les premiers à montrer que les changements de rôles dans une société animale sont régulés par des processus stochastiques. Cette découverte a des conséquences importantes sur notre compréhension de la régulation du travail chez les insectes sociaux, souligne Laurent Keller. Ce mécanisme, surprenant au premier abord, constitue un avantage puisqu’il permet à une société de s’autoréguler et de maintenir deux types d’individus (ici des nourrices et des fourragères) dans les mêmes proportions tout au long de l’année.»
En effet, à la fin de l’hiver, une fourmilière compte une majorité d’occupantes âgées puisqu’il n’y a pas eu de reproduction pendant plusieurs mois. Au contraire, le printemps est synonyme de naissances. Le fait que les animaux du même âge n’effectuent pas leur transition en même temps permet ainsi à la colonie d’avoir en permanence le nombre de nourrices et de fourragères dont elle a besoin.
Ce type de processus existe ailleurs dans la nature. Chez certaines bactéries, génétiquement identiques, des changements dans l’expression des gènes peuvent intervenir de manière aléatoire et déboucher sur des modifications du comportement. Autre exemple, les grenouilles. Dans ce cas, le sexe est parfois déterminé par les conditions environnementales, la température notamment, et non les gènes. Un processus aléatoire permet alors de garantir que les naissances de mâles et de femelles soient, au final, équivalentes.
En collaboration avec l’EPFL, l’équipe de l’UNIL se penche actuellement sur les changements physiologiques qui s’opèrent chez les fourmis au moment de leur reconversion professionnelle. Des études sont aussi en cours pour déterminer les mécanismes génétiques associés aux changements de tâches dans la colonie.