« Peut-on vivre de la musique ? » s'interroge Marc Perrenoud, sociologue à l’Institut des sciences sociales de l'UNIL dans un livre issu d'une étude inédite sur le monde musical romand. Interview.
De la flûtiste contemporaine reconnue dans le milieu de l'audiovisuel au bassiste qui cumule les gigs avec ses nombreux groupes pop et folk, en passant par des figures punks de la scène alternative, les carrières de musiciens recouvrent des trajectoires très diverses en Suisse romande. L'ouvrage "Vivre de la musique?", dont le vernissage a eu lieu samedi 30 novembre à Lausanne, dresse le portraits de ces différents parcours. Il synthétise l'étude Musicians' LIVES financée par le FNS et dirigée par Marc Perrenoud, maître d'enseignement et de recherche à l'UNIL.
Ce livre est le fruit d’une enquête menée pour la première fois en Suisse. Quelle est son originalité ?
Marc Perrenoud : Nous avons, avec mon collègue Pierre Bataille, travaillé de 2012 et 2016 sur les musiciens ordinaires, ni riches, ni célèbres, qui échappaient totalement aux statistiques jusqu’à présent et qui constituent l’immense majorité des carrières musicales. Qu’est-ce qu’un musicien professionnel ? Aucune réglementation ou régulation ne permet de le définir clairement. Nous avons donc étudié cette question dans le cadre de notre enquête. Nous sommes partis de l’idée qu’un musicien était un individu considéré comme tel par ses pairs.
Comment avez-vous procédé pour obtenir vos données ?
Nous avons choisi une méthode d'échantillonnage utilisée d’habitude en épidémiologie (demander aux participants de contacter eux-mêmes des personnes, ndlr). Cela nous a permis de réaliser une cartographie du réseau musical romand comprenant plus de 1200 individus interconnectés. Des entretiens ont été menés auprès de plus de 120 d’entre eux. Leurs récits sont restitués dans le livre sous la forme de portraits anonymes, et montrent à quel point les carrières musicales peuvent être diverses.
Pourquoi se concentrer sur la Suisse romande ?
Nous n’avons rencontré que très peu de musiciens romands qui jouent régulièrement en Suisse alémanique ou qui collaborent avec des Suisses allemands. Il y a là l’expression d’une logique sociale qui fait que le réseau d’interconnexions que nous avons étudié peine à dépasser le Röstigraben.
Vous aviez enquêté en France par le passé. Quelles différences avec la Suisse ?
Globalement, le métier de musicien est le même, bipolarisé autour de carrières visant l’animation ou tournées vers la création. Mais la grande différence, c’est que ces artistes suisses ont presque systématiquement un statut d’indépendants et qu’une grande partie gagne une majorité de ses revenus via l’enseignement, ce qui n’est pas le cas en France. Cela s’explique par le fait qu’en Romandie, le marché musical est très restreint et le taux de pratique amateur de la musique est très important : 16% des plus de 15 ans déclarent jouer d’un instrument, le double de ce que l’on trouve en Europe.
Quel est l'intérêt d'étudier le milieu musical en particulier ?
Le travail artistique, notamment celui de la musique, constitue un laboratoire pour les évolutions du monde du travail. C’est une sorte de miroir grossissant de l’hyper-précarité de ces situations hybrides dans lesquelles on ne sait pas très bien si l’on est salarié ou indépendant. On parle de plus en plus de « gig economy » pour désigner les nouveaux types de rapports au travail et à l’emploi, où l’individu loue sa force de travail « à la tâche ». Ces changements sont au cœur de l’analyse du travail contemporain.
Vernissage : samedi 30 novembre à la Datcha (Côtes-de-Montbenon 13 Lausanne) dès 20h.
Marc Perrenoud, maître d'enseignement et de recherche à l'UNIL, est sociologue et anthropologue, spécialiste de l'enquête de terrain sur le travail contemporain. Il a dirigé l'enquête Musicians' LIVES dont est tiré cet ouvrage.
Pierre Bataille, maître de conférences à l'Université Grenoble-Alpes, en est le co-directeur.