Entre lanceurs d’alertes et dénonciateurs: une place pour la responsabilité individuelle et collective
Coluche est mort, sa parole est muselée, sa vivacité d’esprit enterrée. Desproges était impertinent, il décrivait notre société avec force et lucidité, souvent avec cruauté : les travers des gens bien-pensants étaient observés, décrits, décriés, moqués aussi. La liberté était une valeur qui s’imposait dans l’ombre des puissants. La démocratie s’exerçait avec tous les travers qui ont été dénoncés en 68.
Coluche est mort, Desproges aussi : mais la trace de leur impertinence, l’empreinte de la force avec laquelle ils dénonçaient les valeurs héritées d’un passé hanté par la guerre et enfermées dans un carcan judéo-chrétien sont dans nos souvenirs. Ils étaient les fous du roi, ils étaient nécessaires aux rois qui régnaient dans un monde d’apparence démocratique.
Les rois de nos livres d’histoire sont morts. De nos jours, de nouveaux monarques, ne portant pas le poids de l’hérédité, sont choisis par les peuples ; les régimes sont souvent régaliens ; les peuples ne peuvent que tenter de couper leurs têtes avant qu’ils soient couronnés. Les fous du roi sont aujourd’hui remplacés par les nouveaux médias, les réseaux sociaux, le regard porté sur les affaires et les intrigants qui les conduisent ou les manipulent sont placés devant nos regards. De nouvelles colères grondent, les injustices sont toujours au-devant de la scène ; elles nous laissent souvent démunis et impuissants. Heureusement de nouveaux révolutionnaires apparaissent : les gilets jaunes sont présents dans la rue et sur les ronds-points, les femmes manifestent avec force et détermination, les défenseurs du climat et de la planète se font entendre. Heureusement, notre société a vu naître une nouvelle race de femmes et d’hommes courageux : les lanceurs d’alerte. Souvent, au travers de leurs propres expériences, ils dénoncent, ils franchissent les barrières des législations pour être entendus, parfois pour être écoutés.
La notion de lanceurs d’alertes est récente, elle date de la fin du siècle passé. En 2014, le Conseil de l’Europe définit le lanceur d’alerte comme « toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu’elle soit dans le secteur public ou dans le secteur privé ». Les Anglais parlent de de « whistleblower », en souvenir des policiers qui soufflaient dans leur sifflet à la fois pour appeler des renforts et pour alerter les citoyens d'un danger. Les Néerlandais utilisent le terme de carillonneur, « klokkenluider », pour les décrire : comme si sonner le tocsin pouvait éviter que le glas retentisse.
Les lanceurs d’alertes sont indispensables. Ce ne sont pas des délateurs, ils n’accusent pas une personne en particulier. En principe de bonne foi et animés de bonnes intentions, ils veulent divulguer un état de fait, une menace dommageable pour ce qu'ils estiment être le bien commun.
La mobilisation du barreau vaudois pour défendre les lanceurs d’alerte climatique récemment condamnés par la justice vaudoise est une bonne nouvelle. Ils étaient bien seuls dans les affaires qui les opposent à une grande banque suisse. Ces lanceurs d’alerte sont traités comme des activistes malfaisants, certains disent même qu’ils sont des hors-la-loi. Mais pour être entendus, ces lanceurs d’alerte doivent parfois se transformer en femmes ou hommes d’action : des gestes forts sont souvent nécessaires. Certains veulent les condamner alors que leur droit d’être entendu se fond dans le silence de l’indifférence générale. Car dans ces situations, justice et droit ne font pas toujours bon ménage et le rôle des avocats est indispensable : défendre des individus, des causes, des principes. La défense des défenseurs du climat qui trop souvent sont sans défenses mobilise, si j’ose dire, les éléphants du barreau…
Activistes, grévistes du climat, ces lanceurs d’alertes (dans ce cas : lanceurs d’alarme serait la bonne dénomination) souhaitent simplement éviter, aux humains que nous sommes, un suicide collectif différé, ou pire, délégué aux générations futures.
Comme dans la situation évoquée ci-dessus, les lanceurs d’alertes peuvent être victimes d’organisations surpuissantes (banques, pharmas, lobbys) qui sont entourées d’armées de juristes qui exercent des pressions fortes sur eux ou leur famille. La liste des cas est trop longue pour en faire état ici. Ce n’est pas le but. Les lanceurs d’alertes sont un bien (pour certains un mal) nécessaire : ils sont indispensables. Les réseaux sociaux et les médias sont des outils incontournables pour leur donner force, vie, présence. Ils catalysent littéralement leur action, leur indignation, jusqu’à mener à la constitution de mouvements pacifistes comme les Indignés. Rendons ici hommage à Stéphane Hessel et souvenons-nous de son petit ouvrage Indignez-vous !, publié en 2010 et qui reste toujours d’une grande actualité neuf ans plus tard.
La situation est bien plus complexe lorsqu’il s’agit de dénoncer aux autorités compétentes le comportement inadéquat d’un individu ou d’un groupe de personnes : qu’on parle de harcèlement, de racisme, de sexisme, bref tous les comportements discriminants permettant à l’un de montrer une pseudo-supériorité et de placer l’autre en position d’infériorité, un « abus de position dominante ». Ici, la difficulté est toute autre. La frontière entre dénonciation et harcèlement est ténue, particulièrement lorsque la personne qui dénonce est en souffrance. Comment faire pour bien faire, dénoncer sans porter de jugement, dénoncer sans condamner d’emblée, dénoncer sans se retrouver dans un rôle d’arroseur-arrosé ? Dénoncer ne veut pas dire condamner, ne signifie pas avoir le droit de mettre sur la place publique les éléments qui sont rapportés, les médiatiser immédiatement, les afficher au pilori des réseaux sociaux ou dans la presse. Trop souvent, nous réclamons justice en oubliant que droit et justice sont deux notions totalement différentes.
Les liens hiérarchiques ne simplifient pas la vie, la notion de dominant-dominé est complexe. Nous sommes tous assez démunis lorsqu’il s’agit de défendre des intérêts contradictoires, ceux du dénonciateur, ceux du dénoncé, ceux des institutions. Plusieurs situations ont été soumises au décanat ces dernières années : mis à part les situations graves et avérées (elles existent malheureusement), la majorité traduit des conflits larvés, aucune investigation n’est réellement simple ni les résultats univoques. Toutes sont le reflet de mauvaises communications, d’attentes et d’exigences souvent antinomiques, de valeurs non partagées. Lorsqu’elles émergent, il est souvent trop tard, les parties s’engonçant dans leurs certitudes. Et tout ceci avec son lot de souffrances pour les parties.
Dès lors, il faut recourir non pas au droit, mais au droit à la parole. Il ne faut pas hésiter à solliciter des médiateurs dont c’est le métier de gérer ces situations dans la dignité. Une approche, complémentaire à la première, est la formation des cadres et des investigateurs principaux (PI) dans la recherche. Ils doivent mieux connaître tant leurs droits que leurs obligations, ils doivent maîtriser les principes de prévention et de gestion des conflits, formuler leurs attentes de manière explicite, avoir des notions de base leur permettant de maîtriser leur gestion administrative, connaître les principes de la conduite d’équipes, être en mesure de conduire des évaluations itératives et constructives. Tout cela sans négliger la préparation et le suivi de leurs budgets, la tenue de leurs comptes, la présentation adéquate des notes de frais. Tout ceci en plus de leurs responsabilités dans la gestion de leurs projets scientifiques…
L’offre de formation est en place au CHUV, elle est planifiée à l’UNIL. Le décanat aura à cœur d’assurer que ces formations soient rapidement disponibles et que les nouvelles personnes en charge d’un groupe de recherche aient les formations nécessaires.
Les mentalités doivent changer, une plus grande clarté lors de la fixation des objectifs et des suivis est essentielle. Mais dans un monde soumis à des pressions majeures, à la compétitivité, à l’exigence de l’excellence, le risque de déviation est énorme : en effet, la notion de « publish or perish » qui traduit bien le climat dans lequel la majorité des chercheurs travaillent doit être repensée. Elle doit être repensée dans un principe de créativité responsable et de transmission respectueuse des savoirs. Ces conditions de base sont nécessaires mais non suffisantes pour prévenir le plagiat et/ou le non-respect de l’intégrité scientifique. Le principe de responsabilité partagée doit être repensé : attentes définies, objectifs clairement énoncés, contrôle de l’avancement des projets, bienveillance, mais aussi actions correctrices si elles sont indispensables et recadrage si la situation l’impose.